31 octobre 2005

L'Eblouissement des bords de route

« Il n'y a qu'une possibilité de se sauver de la machine, c'est de l'utiliser.
Ce n'est qu'en auto qu'on arrive à soi. »

Karl Kraus, cité par Bruce Bégout

J'hésite un moment à inclure ce petit livret de Bruce BEGOUT dans la catégorie "Textes théoriques, essais". Car justement, Bruce Bégout est essayiste, spécialiste de la ville américaine contemporaine.

Les textes rassemblés ici pourraient passer pour des nouvelles, à ceci près qu'ils ne portent pas toujours trace de narration. La plupart d'entre eux partent d'un constat, d'un contexte, d'une chose vue, à partir de quoi l'auteur extrapole sur les comportements humains, les valeurs modernes, la symbolique des paysages urbains ou suburbains.

En philosophe, il embraye parfois sur une idée abstraite, une conception intellectuelle. Elle est toujours issue du tableau qui va suivre.

Au passage, quelques portraits mémorables, façon La Bruyère, ainsi qu'une dénonciation féroce des grands écueils de la civilisation américaine, qui est aussi la nôtre :

EXTRAIT n°1 : « Dans son tablier aux revers en vichy, en haut duquel bringuebale un badge beaucoup trop grand, la serveuse du diner file entre les tables, cafetière à la main. Son visage moucheté de taches de rousseur, oscillant entre les mines renfrognées et les sourires congelés, inspecte les alentours. Dépositaire de la culture de la route, elle prend son rôle au sérieux. Toutes les cinq minutes, machinalement, elle vient visiter chaque client comme s'il était son malade favori et lui propose pour unique remède du black coffee. Elle remplit ses missions avec une ferveur martiale : s'affaire en cuisine pour activer ses plats, nettoie les tables chromées tout juste abandonnées, jongle avec les assiettes sans l'ombre d'un hésitation. A peine avez-vous eu le malheur de reposer votre verre ou votre fourchette, de faire une pause entre deux bouchées, qu'elle se précipite à votre table pour voir si tout est OK. Il n'est pas donné à tout le monde d'accomplir une tâche répétitive avec le sourire de la première fois. Et pourtant elle s'y plie de bonne grâce avec la fraîcheur d'un désodorisant pour W-C. Son pourboire en dépend. »

EXTRAIT n°2 : « Dans la ville américaine, la rue est devenue route. Les immeubles et les façades ont été remplacés par des entrepôts et des enseignes. Les banlieues des grandes villes constituent à présent des galeries marchandes à ciel ouvert pour la classe moyenne, qui s'étend du sur-prolétariat vivant à crédit à la bourgeoisie décomplexée de sa situation précaire. Le contact charnel avec le macadam, les corps et les étoffes, la proximité olfactive et la densité sonore de la rue, l'intimité érotique ou insalubre des regards, tout cela a disparu derrière la cloison désensibilisée des automobiles. Le monde est devenu une sorte de drive-in où des serveuses aphasiques nous apportent sur un plateau la disgrâce de nos vies. Devant l'ordinateur, la télévision, derrière le pare-brise, les hommes moyens passent désormais leurs journées assis face à un écran à contempler ce qu'eux seuls voient et qui ne les regarde pas. Ils vivent un éternel présent, aux antipodes de toute éternité, qui absorbe les uns après les autres les instants vides et qui s'empresse de les jeter aussitôt consommés dans la poubelle de l'oubli où ces moments déchus ne formeront jamais un passé. Rassasiés de vide, ils errent dans la ville en quête de ce moment absolu qui calmerait pour un temps leur trop-plein d'incomplétude. N'importe quel mot, pourvu qu'il soit scintillant, fait l'affaire (...) Ils ne font confiance qu'aux spots électriques et aux vitrines illuminées qui décalquent sur leur chair le logo des marques. Leur pays natal, c'est l'ennui customisé, et ils réclament le droit de vivre éternellement en sursis. En toute innocence, ils manipulent des mots pourvus d'une charge à la fois magique et grossière qu'ils ne perçoivent pas. »

Une lecture-baffe-dans-la-gueule, loin pourtant d'être une leçon de morale, puisque Bruce Bégout conclut son ouvrage sur cette formule flaubertienne à souhait : « Cette sous-humanité morcelée et esseulée, c'est moi. »

139 pages, éditions Verticales - 8,50 €
Fiche du livre sur le site de l'éditeur : ICI.

Du même auteur :
Zeropolis

30 octobre 2005

Quinzaine "On the Road"

Ceux parmi vous qui ont suivi les trois premières Quinzaines littéraires le savent parfaitement : les grandes annonces ont souvent lieu le dimanche...

C'est un ENORME plaisir de vous annoncer la
Quinzaine "On the Road" !!!
:)

Allen Ginsberg durant un sitting "Beat"...

La littérature américaine est l'un de mes sujets de prédilection. Dans cet ensemble, les romanciers de la route me fascinent tout particulièrement. Et si l'on rentre encore un peu plus dans le détail, les écrivains de la Beat Generation occupent bien-sûr la place d'honneur.

J'ai découvert Sur la route de Jack Kerouac lorsque j'avais 15 ans. Depuis lors, c'est un des 2 ou 3 bouquins qui m'obsèdent le plus. J'espère vous faire partager cette passion le temps de cette Quinzaine, et pourquoi pas après aussi...

A vrai dire, le sujet me paraît tellement vaste et ambitieux - j'avais pensé un moment en faire un mémoire de Maîtrise, mine de rien - que je vais rallonger la Quinzaine. C'est donc bien une Quinzaine Perpétuelle que je vous propose, notez-le bien !

Au programme : des comptes-rendus de lectures liées à la route, des débats (grâce à votre participation que j'espère très active !), des extraits musicaux (tels les lectures de Kerouac de ses propres textes, eh oui, ça existe !), et toute une flopée d'images et de références bibliographiques, musicales, cinématographiques... Mon dieu ! dans quoi je me lance... :/

Le mois de novembre est traditionnellement ennuyeux à vomir. Cette année, prenez la route !

La (double) Quinzaine "On the Road", c'est
à partir du lundi 31/10/2005 sur le Blog à Lire.
Viendez nombreux et souvent :)


Carnets :
Jack KEROUAC, Vieil Ange de Minuit

Récits, romans :
Bruce BEGOUT, L'Eblouissement des bords de route et Zeropolis
John FANTE, La Route de Los Angeles et Demande à la poussière
Isabel FONSECA, Enterrez-moi debout : L'odyssée des Tziganes
Ernest HEMINGWAY, L'Etrange contrée
Jack KEROUAC, Tristessa et Sur la Route
Jack LONDON, John Barleycorn
Nicolas (moi, quoi... ), "Anywhere in the train"

BD :
Nikolaï MASLOV, Une jeunesse soviétique et Les Fils d'Octobre
Pascal RABATE, Les Petits ruisseaux
(Comic US) SETH, La Vie est belle, malgré tout
(Manga) Osamu TEZUKA, La Vie de Bouddha

Audio :
Jack KEROUAC, Come rain or come shine

27 octobre 2005

Tokyo Express

Je viens de découvrir avec beaucoup de curiosité et de plaisir un monument du polar japonais. Il s'agit de Tokyo Express, de Matsumoto, publié par les très belles éditions Picquier Poche.

Dans ce court polar, Matsumoto tisse un fil à la fois complexe et dépouillé de fioritures. Le "truc" qui marche drôlement bien, c'est l'idée de changer de personnage principal plusieurs fois d'affilée, sans pour autant jamais créer de confusion chez le lecteur, qui se contente de suivre l'action, constatant tout d'un coup qu'il ne suit plus le même personnage depuis 10 pages, mais un autre, qui auparavant ne lui paraissait que secondaire.

Sur ce principe, un présumé meurtrier et deux enquêteurs nous emmènent sur leurs pas...

Il y a d'abord Tatsuo Yasuda, un type apparemment banal, qui fréquente assidûment un bar à putes, le Koyuki. Le gars travaille pour un ministère. Il n'hésite pas à inviter des collègues de travail, voire des clients, à des soirées un peu spéciales...

Ensuite, il y a ce double suicide à Kashii, loin de là. Il y a deux lignes de train qui mènent de la capitale, Tokyo, à Kashii. C'est intéressant parce que le gars qui est mort, c'est un collègue de Tatsuo Yasuda, un autre employé du ministère. La fille, c'est une pute du Koyuki...

Il y a aussi deux flics, deux enquêteurs faits pour s'entendre. Le premier, c'est un vieux flic, Jutaro Torigai. Un gars à la Marlowe, mais approchant de la retraite. Plus le genre à distribuer des coups, ni à relancer pendant 20 piges la même enquête. Et pourtant, Jutaro Torigai a des doutes sur ce double suicide.

Il en fait part à Kiishi Mihara, notre second enquêteur et troisième personnage principal successif. Lui est plus jeune, plus déterminé, plus coriace. Lui non plus ne sent pas cette histoire de double suicide. Il écoute attentivement Torigai lorsque celui-ci lui exprime ses interrogations sur l'enquête.

Un double suicide, a priori, ça ne donne pas lieu à une enquête. Les deux corps ont été retrouvé sur la plage de Kashii, dans la baie d'Hakata, à huit minutes de marche des deux gares, qui se font face. A côté des corps, une bouteille de jus de fruits mêlé de cyanure. Bue. Vidée. Les corps ne sont pas froissés, il n'ont subi aucune violence. Ils sont posés là, calmement, l'un près de l'autre. Des amants, ces deux-là ? Yasuda l'affirme, lui qui les a vus quelques heures avant leur mort s'embarquer ensemble sur le quai de la gare de Tokyo.

Bizarre coïncidence, que Yasuda ait vu ça. Bizarre aussi qu'il ait été accompagné de deux putes de Koyuki qui ont vu elles aussi les amants s'enfuir vers leur "suicide". Quelle chance d'avoir des témoins !

Sauf que Kiichi Mihara, il n'y a rien à faire, la tête de Yasuda ne lui revient pas. Alors il va le présumer coupable, comme ça, à la gueule...

Une écriture limpide pour un roman court et haletant. Ce polar a consacré Matsumoto comme le meilleur écrivain de polars du Japon. Il s'est vendu à des millions d'exemplaires et est entré dans le cercle très fermé des polars légendaires de l'après-guerre.

N'oubliez pas d'aller jeter un oeil sur la Quinzaine "En-quête(s) des années 50" dans les archives !
Je pense par ailleurs que le titre Tokyo Montana Express, de Richard Brautigan, fait clairement référence au volume de Matsumoto, d'autant que Brautigan connaissait très bien le Japon.

15 octobre 2005

(BD) Le Retour à la Terre

Après quelques mois, une nouvelle lecture des trois tomes du Retour à la Terre, de Jean-Yves FERRI (scénario) et Manu LARCENET (dessin), s'imposait...

Manu Larcenet reprend ici son personnage principal plus ou moins (plutôt plus que moins) autobiographique, Manu Larssinet. Il l'a déjà utilisé dans Le Combat ordinaire, au milieu des mêmes personnages "secondaires" : Mariette (sa copine), Tip Top (son frangin). Mais Le Retour à la Terre est bien moins sérieux, présenté sous forme de gags d'une demi-page. Le ton est proche de celui des Peanuts de Charles M. Schulz. Le trait de crayon est stylisé de façon à coller à ce ton plus comique : le dessin se fait "enfantin".

Le triptyque retrace la migration du dessinateur de Juvisy aux Ravenelles, de la grande ville à la campagne la plus perdue qui soit. Manu Larssinet est un citadin type : il a besoin de sa dose journalière d'embouteillages, de pollution, de bruits, de "pic d'ozone". Le déménagement va donc d'abord prendre des allures de cure de désintoxication : sur le papier, c'est bon pour la santé, mais sur le moment, l'angoisse est totale.

Au fil des jours et des saisons, Manu et Mariette apprennent à connaître leur coin de campagne, à rencontrer les autochtones, plus pittoresques les uns que les autres. Parmi les us et coutumes locaux : l'abattage des chênes briseurs de nuque, le tord-boyaux de Monsieur Henri, les dictons de la vieille Mortemont, les méditations métaphysique de l'ermite, la chasse oedipienne du sanglier... Manu ressasse un peu, en adolescent refoulé, alors que Mariette trime au foyer. Pas un couple modèle, mais un couple banal. Le chat, Speed, retrouve doucement ses instincts de félin, alors que Manu entreprend un potager pour échapper au désir d'enfant de Mariette. Au bout de ce chemin de campagne, un mobilier en cartons et, peut-être, l'équilibre pour tous.

Jean-Yves FERRI et Manu LARCENET nous entraînent donc dans une "avalanche de gags" qui reconsti-tuent petit à petit une histoire (presque) vécue. L'ironie et l'auto-dérision y occupent une bonne place. L'humour dépasse souvent la "mesure" d'une demi-page et, si vous esquissez un sourire au bout de deux strips, les deux prochains vous feront éclater de rire. Comme pour les Peanuts originaux, en quatre cases et sans couleur, ou bien les strips de Mafalda de Quino. Bref, Le Retour à la terre, c'est ce genre de BD à lire et à relire !

3 x 48 pages, coll. Poisson Pilote - 9,80 € chaque
Le Blog de Manu Larcenet se trouve par ici : Tempsperdu.org