09 novembre 2018

La Belle lurette

Quand, après quatre années de raisiné, les gens de haut lieu eurent estimé que cela suffisait, ils dirent aux guerriers : « Cessez le feu ! » à l'aide d'un clairon. Sans cet ordre, ils y seraient encore. Ils auraient tenu cent ans, tout de même que les aïeux.
Nos poilus, nos moustachus quittèrent alors leurs tranchées, rendirent sagement les armes, qui leur avaient été confiées pour un temps, et s'installèrent dans l'après-guerre avec leur grandeur, leurs tambours, leurs trompettes, leurs droits sur nous et avec leurs gueules peu ordinaires de têtes à massacres, têtes de Turcs, têtes de pipes.
Têtes hautes sous l'Arc de Triomphe.
Au même lieu, sous les caresses de courants d'air lourds de gloire immortelle, furent mis des fleurs, une dalle, une flamme, un flic. Et un homme fut enterré qui avait été choisi parmi ceux qui observaient un silence mortel dans les cimetières sans crise.
À l'ombre des anciens combattants de retour au foyer, les nouvelles couches rampèrent, poussèrent et s'exténuèrent en cris admiratifs.
Il était de bon ton de s'excuser, en manière de préambule : 
– Je suis, je le sais, un peu jeune...
Pour un oui et pour un non, à tout bout de champ, ils nous mettaient sous le nez leurs médailles et leurs rubans. Nous dûmes écouter leurs récits de pluies de balles, de nappes de gaz, de marmitage et d'heure « H », qu'ils avaient sur le bout de la langue et que nous eûmes bientôt sur le bout des doigts.
Et par-dessus la tête.
Eux, eux qui avaient eu faim et froid, les pieds dans la fange, les oreilles gelées, la peau trouée, les membres arrachés, pendant quatre ans, pendant quatre ans.
Ils tapaient dans le vide de leurs ablations en disant : « J'ai laissé ça à Verdun. » D'autres avaient laissé ça dans la Somme. D'autres encore étaient allés plus loin pour obtenir un pareil résultat... à Salonique... à Arkhangelsk... « J'ai un moignon, je ne vous dis que ça », ajoutaient-ils avec des coups malins de l'œil. Pour exciter l'intérêt, qui s'amollissait.
Ils nous ont narré leurs opérations chirurgicales inédites et inouïes dont ils étaient sortis raccourcis et diminués, allongés et pas agrandis.
Ils avaient eu des rats, des poux...
C'était un tournoi et les avantages se calculaient en pourcentages. Entre « cent pour cent foutus » surgissaient parfois des contestations ; on trouvait le moyen de se chamailler sur la manière.
Et nous, qui n'avions ni lésions, ni blessures, qui n'avions eu que la grippe espagnole, que pouvions-nous rétorquer à l'homme qui avait, lui, des éclats d'obus qui se baladaient dans son intérieur, et qui en connaissait le nombre exact, et qui se tordait de voir nos mines... L'homme aux éclats laissait entendre qu'à tout instant un bout d'obus pouvait, dans sa course, rencontrer son cœur ou quelque autre organe vital.
– Ça peut s'passer au moment que j'vous parle.
Après les « Oh ! » et les « Ah ! » du début, nous nous sommes montrés plus difficiles. Nous n'acceptâmes plus tout en vrac et avons exigé qu'ils creusassent le genre. Ils creusèrent.
La rhapsodie tourna en litanie.
Les morts de la Grande Guerre et les veuves de la Grande Guerre. Et les orphelins de la Grande Guerre.
Les horreurs de la Grande Guerre, les victimes de la Grande Guerre, les dommages de la Grande Guerre, les pensions de la Grande Guerre.
Les profiteurs de la Grande Guerre et les bénéfices de la Grande Guerre.
Nous finîmes par trouver ces histoires du dernier mauvais goût.
Nous pensions qu'il nous eût été facile d'en faire autant. D'ailleurs, nous allons bien voir...
Les ex-héros, sans auditoire, se réunirent en amicales à initiales pour s'étonner entre eux...
« J'suis gazé, aveuglé, trépané, commotionné, piqué, esquinté, émincé, bombé, anémié, enfilé, balafré, tailladé, défiguré, éventré, éborgné, crevé, amoché, déchiqueté, amputé, empoté, embroché, écrasé, recollé, replâtré, estropié, mutilé, brûlé, cicatrisé, perforé, couturé, édenté, troué, contusionné, émasculé... pour le restant de mes jours. »
Et meurtri.
« J'suis manchot... j'suis cul-de-jatte. »
« J'suis homme-tronc. »
Le bouquet. 

— Henri Calet (1904-1956), La Belle Lurette, 1935
168 pages, L'Imaginaire Gallimard - 8,50€ 

03 novembre 2015

Le Prix Renaudot 2015 est attribué à Delphine de Vigan

Nous attendions avec impatience la visite de Delphine de Vigan à Nantes, une rencontre étant prévue ce soir à la librairie Coiffard... Mais l'auteure a été retenue à Paris au dernier moment et D'après une histoire vraie vient d'obtenir le prix Renaudot 2015 !

15 septembre 2015

Un an après

Je viens de lire avec appétit et appréhension le dernier livre d'Anne WIAZEMSKY, Un an après. Je vous avais déjà présenté Jeune fille, il y a longtemps, qui racontait les débuts d'Anne Wiazemsky comme jeune actrice de 17 ans dans un film de Robert Bresson. Un autre volume de "témoignage" a suivi, intitulé Une année studieuse, qui raconte la rencontre avec Jean-Luc Godard. Pour une raison que j'ignore, seul des deux derniers volumes sont présentés comme des "romans".

Jean-Luc Godard et Anne Wiazemsky ont collaboré pour La Chinoise, sorti en 1967 et se sont mariés la même année. Ici le récit commence en mai 1968, à Paris, à la veille des événements qu'on connaît. Nos deux protagonistes viennent d'emménager en plein cœur du Quartier Latin. Anne a 21 ans, Jean-Luc en a 38. Elle n'ose pas encore se prendre pour une actrice car elle n'a pas encore connu de rôle principal. Lui a déjà toute une carrière de critique cinéma puis de réalisateur à son actif : À bout de souffle, Le Mépris, Pierrot le fou, Masculin féminin, ... On peut même penser que l'essentiel de son œuvre est derrière lui, hélas.

Le livre raconte leur vie commune, l'évolution de leurs carrières respectives et de leur relation amoureuse pendant un an, de mai 1968 à mai 1969. Une année ponctuée de déchirements, de séparations, d'incompréhensions. Mais marquée d'un amour et d'une admiration réciproque. Ils finiront par se séparer en octobre 1970.

Wiazemsky se présente ici comme une actrice discrète, admirative et consciente de la chance qu'elle a de côtoyer les grands noms du cinéma (Godard, Pasolini, Bertolucci) et de la musique (Beatles, Rolling Stones, Jefferson Airplane) de son époque. Elle se fait aussi le témoin des tournages lorsqu'elle réalise des photos de plateau en noir et blanc à l'aide de son fidèle Pentax.

Ce qui m'a le plus marqué, dans ce livre que j'ai beaucoup aimé et qui m'a touché, c'est la façon dont l'auteure parle de son amour pour son conjoint, tant d'années (et d'épreuves) plus tard. Elle n'idéalise pas pour autant leurs mauvais moments, en particulier l'anxiété grandissante de son mari, sa jalousie, ses échecs professionnels et son incapacité à l'aimer au quotidien selon les principes de mai 1968 que, pourtant, il récite à l'envi.

Comme dans un roman, j'aurais voulu qu'on puisse éviter la séparation de ces deux personnages. Comme s'ils n'avaient pas existé "en vrai", comme si on y pouvait encore quelque chose. Les dernières pages m'ont beaucoup attristé, alors que tout était annoncé d'avance.

202 pages, éd. Gallimard - 18 euros

13 septembre 2015

D'après une histoire vraie

Dans son précédent livre, intitulé Rien ne s'oppose à la nuit, Delphine DE VIGAN racontait l'histoire de sa mère. La première partie du récit était très prenante : elle racontait l'enfance et les souvenirs de famille, les lieux, la fratrie. Dans la seconde partie, plus proche de nous, le récit devenait plus décousu, les paragraphes étaient plus courts et menaient à cette scène qui a fait couler beaucoup d'encre : la découverte par l'auteur du corps de sa mère, à son domicile. Souffrant de trouble bipolaire et vivant dans un isolement intérieur, elle avait fini par mettre fin à ses jours. Rien ne s'oppose à la nuit a connu un succès d'ampleur, non pas parce que tout était vrai ou attesté, ni exempt de fiction, mais parce qu'il apparaissait comme une mise à nu authentique, sincère, pudique.

Dans son nouveau roman D'après une histoire vraie, Delphine de Vigan prend ce point de départ : quand la reconnaissance massive du public débouche sur un constat d'assèchement de l'écriture. Son personnage s'appelle Delphine de Vigan et nous sommes censés lire une "autofiction". L'histoire commence avec la rencontre de L., une femme qui va s'immiscer très habilement dans la vie quotidienne et dans l'intimité de la narratrice. L'ouvrage est divisé en trois parties : "Séduction", "Dépression" et "Trahison". L'écriture au départ peut paraître assez simple et le roman se lit vite, sans effort. L'auteur passe - à mon sens - un peu trop de temps à poser le contexte et les digressions, les parenthèses, les anecdotes sont courtes mais nombreuses. 

Avant la moitié du volume, pourtant, l'intrigue s'accélère et L. resserre son emprise mentale sur la narratrice. Delphine de Vigan entremêle avec habileté le thème de la substitution d'identité, celui de l'isolement dépressif, celui des souvenirs et de la construction de l'identité. On pense à des œuvres aussi diverses que Basic instinct de Paul Verhoeven, La Peau de chagrin de Balzac et surtout Misery de Stephen King (dont une citation est mise en exergue de la troisième partie).

Dans ce nouveau roman, Delphine de Vigan interroge le dosage du "vrai" et de la fiction dans la littérature, les séries, la télé-réalité. Finalement, tout a déjà été écrit et selon le mot célèbre de Proust, « la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ».

Vrai et fiction : curieuse dichotomie. C'est pourtant un leitmotiv de cette rentrée littéraire 2015. Anne Wiazemsky a publié un nouveau livre de témoignage qu'elle a intitulé "roman". Laurent Binet commence sa biographie romancée de Roland Barthes par ces deux phrases : « La vie n'est pas un roman. C'est du moins ce que vous voudriez croire. » Agnès Desarthe sort un nouveau livre qui, selon son éditeur, "signe son retour à la fiction". Jérôme Garcin publie la biographie d'un personnage historique dont les livres d'histoire ont oublié le nom.

Quoi qu'il en soit, on peut aussi ne pas être dupe des fausses questions et prendre tout simplement plaisir à lire. C'est pour cette raison que je vous recommande Rien ne s'oppose à la nuit, qui a paru au format poche en 2013, et D'après une histoire vraie qui vient de paraître en grand volume.

478 pages, éd. JC Lattès - 20 euros

30 juin 2015

Le Premier mot

« Il a frotté ses doigts entre eux comme s'il comptait des billets de banque.
— Je fumerais bien une cigarette... Tu lui as plu, mais il est un peu âgé pour toi.
— Il n'y a plus que les hommes vieillissants qui daignent s'intéresser à moi ! Ils me pardonnent mon âge dans l'espoir que j'excuserai le leur... Tu penses que tu as changé, toi ?
— Oui, bien sûr... J'étais beaucoup plus enthousiaste autrefois... Je m'enflammais facilement pour un écrivain, un peintre, un philosophe... Le temps a amplifié mes doutes... Le point d'interrogation français ressemble à un point d'exclamation voûté. Je suis un point d'exclamation qui a vieilli. »


« — Est-il vrai que nous assimilons les langues étrangères grâce à l'hémisphère droit du cerveau ?
— C'est vrai. Il arrive cependant, quand nous apprenons vraiment bien une langue et que nous avons l'occasion de l'utiliser souvent, que son siège se déplace de l'hémisphère droit à l'hémisphère gauche, qu'elle se rapproche de la langue maternelle. Je suis néanmoins incapable de vous dire si, dans mon cas, le français loge du côté droit ou du côté gauche. (...)
— L'apprentissage de la langue maternelle conduit à une sorte de castration phonétique. Les nourrissons, qui peuvent virtuellement prononcer tous les sons, n'en découvrent en fait, à travers leur langue, qu'un nombre limité. Leur répertoire phonétique se réduit au strict nécessaire. Les petits Japonais ignorent le r, et perdent même la capacité de le reconnaître dans les autres langues, ils le confondent avec le l. En apprenant un idiome, on désapprend inévitablement tous les autres, on entérine son ignorance. »


« À force de marcher, je me suis trouvée à la campagne, devant un cirque au chapiteau jaunâtre, moucheté de taches noires comme une peau de panthère. Un dompteur assis devant la tente en compagnie d'un chien buvait son café et fumait une cigarette. Ses bras nus étaient pleins de tatouages. Son fouet reposait dans l'herbe. Je l'ai pris un instant pour un serpent.
— Seuls les chiens sont vraiment intelligents, m'a-t-il dit. Aucun autre animal ne comprend, quand vous lui montrez un point du doigt, qu'il doit courir dans cette direction. Les chiens, eux, le comprennent. Vous en voulez la preuve ?
Il a montré l'horizon de sa main droite. Il n'avait qu'un seul doigt et c'était justement l'index. Le chien s'est immédiatement dressé sur ses pattes et, après avoir attentivement regardé la main amputée, il est parti comme une flèche dans la bonne direction. Il a couru tant et si bien que nous avons fini par le perdre de vue.
— Malheureusement, ils ne comprennent pas qu'ils doivent s'arrêter quelque part. Vous n'imaginez pas combien de chiens j'ai perdus de cette façon. »


« — Le langage est une création collective. Le cerveau se développe d'autant plus vite que la société dans laquelle nous vivons est grande. Les personnes qui prennent congé du monde, comme les moines, perdent insensiblement la capacité de réfléchir. Ils répètent les mêmes prières parce qu'ils ne sont plus en mesure de dire quoi que ce soit d'autre. »


— Vassilis Alexakis