31 mai 2008

The Kempton-Wace letters

"La Correspondance Kempton-Wace" porte en français un titre très cucu. Rien à voir pourtant avec la Quinzaine du Q : on ne parle ici que grandes émotions et petites raisons. On ? Qui ça on ? Eh bien Jack LONDON et Anna STRUNSKY, voyons !

Reprenons : en 1903 paraît anonymement un roman épistolaire portant sur la philosophie de l'amour. Jack London a écrit les lettres de Dane Kempton, jeune lion matérialiste chargé de cours en sociologie à San Francisco ; Anna Strunsky a composé celles de Herbert Wace, père symbolique de Dane, poète des beaux sentiments qui vit à Londres.

Dane vient de trouver femme à sa pointure : Hester, une intellectuelle qu'il aime pour son intellect ; et aussi parce qu'elle incarne la femme-mère. Ecrivant la première lettre à son vieux professeur sous ce prétexte, Dane se trouve rapidement contraint de répondre aux questions pressantes de Herbert sur les circonstances de cette histoire amoureuse. Amour ? Amour ?! Beurk, cette convention artificielle inventée par la civilisation pour arranger la réalité ? Cet oripeau qui nous distrait de la fonction purement utilitaire de toute manifestation sexuelle ? Eh bien quoi, convenez qu'on ne baise que pour perpétuer l'espèce, c'est prouvé scientifiquement et testé dermatologiquement.

... Non ?

C'est en tout cas en substance le point de vue que défend Dane Kempton en face du père poète dont il cherche à sacrifier les vieux idéaux amoureux sur l'autel de la modernité. Mais contre toute attente, et malgré son côté souvent plonplon, l'amour à papa n'est pas mort : il bouge encore. Et Herbert confronte Dane aux souvenirs de ses amours d'adolescent :

« Tes amours ! Comme tu les a bien laissées derrière toi et avec quelle aisance tu les critiques ! Elles n'ont pas résisté à l'épreuve du temps, car tu ne leur accordes aucune fidélité. Tu les qualifies (...) de caprices d'adolescent... Tu ne leur témoignes guère de respect ! Pour cette raison, tes exemples perdent le poids qu'ils auraient pu avoir. Ils appartiennent à un passé révolu et ne sont plus que des fantômes d'émotions défuntes ; ils ne peuvent te faire connaître l'amour. Si ces cendres sont aujourd'hui froides, à quoi t'a-t-il servi de prendre feu naguère ? Tu ne peux rien apprendre de ce qui est totalement fini. »

Qui sait même si Hester, lasse d'être l'objet d'un amour rationnel et réfléchi, le résultat d'une sélection naturelle, ne va pas se rebeller à la toute fin de cet échange ?

Elle va se gêner, tiens !


225 pages, coll. Phébus libretto - 12,50 €

26 mai 2008

(BD) Earl & Mooch, tomes 1 et 2

Patrick McDONNELL est un fin connaisseur de l'art du strip tel que pratiqué par les plus grands dessinateurs américains dans tous les grands et les petits journaux du XXè siècle. Il est même l'auteur, en 1986, d'un savant ouvrage sur Krazy Kat, the Art of George Herriman. Ça en impose, mais ça ne fait pas de lui un fin dessinateur.

Pourtant, lorsqu'il se lance en 1994 dans une série de strips intitulée Mutts, McDonnell a une idée simple et géniale : reprendre la tradition du strip, cet art centenaire, pour raconter l'amitié improbable d'un chat et d'un jeune chien.

Earl le chien apparaît le premier. Il fait immédiatement penser au Snoopy de Charles M. Schulz (le créateur des Peanuts, je crois vous en avoir déjà parlé, à vérifier... ). Son maître est un adulte qui répond au surnom de "Ozzie", même s'il n'a rien du magicien d'Oz. Mooch le chat noir arrive quelques pages plus loin : il a pour maîtres Franck et Millie, un sympathique couple aux cheveux blancs. Dans les Peanuts, Schulz avait pris le parti de ne jamais représenter les adultes ; mais ses gamins, Charlie Brown le premier, étaient traversés en permanence par des préoccupations de grands. Dans Mutts, McDonnell fait quasiment l'inverse : les enfants sont les grands absents, et les gags ne tournent qu'autour des animaux et de leurs maîtres.

Mais McDonnell n'est pas que le théoricien de Herriman et l'héritier de Schulz : c'est un grand auteur. Ses strips se renouvellent en permanence, la contrainte formelle est soumise à l'épreuve du graphisme et de la mise en scène. Les situations récurrentes sont exploitées pour conférer à Earl et Mooch un caractère à part entière et créer une connivence avec le lecteur. Leurs expressions sont variées et au bout de quelques pages, on arrive à rire des plus petites variations. D'ailleurs, comme chez Schulz, les strips silencieux sont parmi les meilleurs. A la galerie initiale viennent s'ajouter Sid le poisson rouge qui broie du noir dans son bocal, "Butchie" le boucher qui tient la boutique "Aux délices du gros Snax", le pivert anonyme, son cousin Buddy et son pote Humphrey l'oiseau mouche...

Non, vraiment : Earl & Mooch se font une place quelque part entre Krazy Kat, les Peanuts et même Calvin & Hobbes. Ce sont des personnages attachants et le strip de McDonnell, c'est du grand art. Vivement que je puisse lire les deux autres tomes parus, OUICHE !


Earl & Mooch : "La Nuit des chasseurs" (tome 1) et "Mon maître, ce héros" (tome 2)
Chaque tome : 63 pages, éd. Les Humanoïdes associés - 10 €
Le site officiel de Mutts : http://muttscomics.com/

24 mai 2008

(BD) Jérusalem d'Afrique

Cela fait un bout de temps que je vous ai présenté les quatre premiers tomes du désormais célèbre Chat du Rabbin de Joann SFAR. Il a fallu que je les relise pour aborder ce cinquième tome : "Jérusalem d'Afrique".

Et cela m'a beaucoup plu ! Le premier tome est toujours aussi original et enchanteur, la cohésion de l'ensemble est bien là ; même le troisième tome, qui m'avait paru un peu digressif il y a deux ans, m'a complètement captivé. C'est très jouissif de reprendre ce cycle à son début et de refaire l'histoire, et le dessin de Sfar tout comme sa façon de raconter les histoires permettent de multiples lectures qui ne sont pas toutes les mêmes.

Le tome 5 marque l'arrivée d'un nouveau personnage : un jeune peintre russe de confession juive débarqué dans l'action par le moyen le plus artificiel qui soit : il est livré aux lecteurs dans une malle de livres religieux en transit vers l'Afrique noire. Son arrivée a deux fonctions évidentes dans l'action : tout d'abord renouveler la galerie des personnages après le départ du Malka des lions, qui était là depuis le tome 2. Ensuite venir concurrencer le mari de Zlabya, qui s'il n'est pas le prince charmant doit forcément nous devenir antipathique ; c'est chose faite avec ce tome.

"Jérusalem d'Afrique" place plus que jamais le cycle du Chat sous le signe de la tolérance multi-confessionnelle. On se souvient qu'à la fin du "Le Paradis terrestre" (tome 4), l'antisémitisme était dénoncé par Sfar à travers l'abbé Lambert, maire d'Oran. Le propos politique s'enracine et se développe dans ce cinquième tome pour condamner en particulier l'intégrisme des vieux (le kabbaliste aveugle, qui était le rabbin du rabbin dans le premier tome) comme des jeunes (le "Professeur" Soliman dans le désert), les lectures tendancieuses du texte, l'absence de dialogue entre les religions. Plus généralement, c'est toute forme de racisme et de haine qui est attaquée, ne serait-ce qu'à travers la préface de Philippe Val et l'avant-propos de l'auteur.

L'histoire prend son temps, parce que c'est l'histoire d'une quête originelle : celle d'une ville mythologique d'Afrique noire, une cité impossible qui s'appellerait Jérusalem et où vivrait un peuple noir de peau, « Des juifs qui n'ont jamais quitté la terre de leurs ancêtres. Des gens heureux, équilibrés, bien dans leur peau. » Au lieu des 48 pages habituelles, "Jérusalem d'Afrique" en compte 84, comme si ce rêve éveillé d'une société parfaite exigeait nécessairement de sortir des carcans imposés, de se prolonger au-delà du prévisible. De fait, le périple du rabbin et de ses camarades du désert à bord de leur mythique autochenille Citroën est débordant et totalement hors du temps. Les 84 pages ne sont rien et l'intérêt ne se relâche à aucun moment. Seul bémol : Zlabya fait de nouveau tapisserie ; les garçons parlent de religion et les filles rêvent d'amour, définitivement.

A suivre dans un tome 6, "Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi", qui se fait attendre depuis deux ans, presque jour pour jour. Allez allez, Monsieur Sfar, encore un effort !


84 pages, coll. Poisson Pilote (Dargaud) 2006 - 12,50 €

22 mai 2008

Le Banquier anarchiste

C'est la première fois que je lis Fernando PESSOA (1888-1935), et j'ai choisi la seule œuvre de fiction publiée du vivant de l'auteur.

Le Banquier anarchiste est écrit sur le mode du dialogue philosophique, même si le narrateur s'efface au profit du banquier et le laisse monologuer. Le thème de cette discussion est contenu dans le titre : comment un banquier peut-il se prétendre anarchiste ? N'est-il que sympathisant ? Non. Adhère-t-il à la théorie de l'anarchisme sans la mettre en pratique ? Non plus. Non : ce banquier prétend être anarchiste en théorie comme en pratique et il n'y a aucun malentendu sur la définition qu'il se fait de l'anarchisme.

Vous l'aurez compris, Pessoa compose ici une œuvre satirique, en mettant en scène, avant tout, un excellent orateur. Son banquier retrace toutes les étapes qui l'ont amené jusqu'au moment présent, depuis sa naissance dans la société pauvre de Lisbonne jusqu'à son enrichissement en tant que banquier, en passant par l'action révolutionnaire au sein d'un groupuscule anarchiste et activiste.

C'est une véritable gymnastique de l'esprit pour le banquier comme pour son auditeur d'admettre qu'une trajectoire intellectuelle puisse être tracée entre l'extrême gauche collective et l'individualisme forcené du capitalisme, ou de la société bourgeoise par extension.

A mes yeux, le mystère demeure sur ce que Pessoa essaie véritablement de démontrer : que les extrêmes se rejoignent ? que l'individualisme existe aussi à l'extrême gauche ? que la forme ultime de liberté, c'est de ne pas manquer d'argent ?

Voici une œuvre inaboutie qui ne m'a pas convaincu. Des fragments de réécriture sont montrés en annexe dans cette édition. On s'aperçoit que les personnages et leur contexte auraient gagné à être développés, et que Pessoa en avait parfaitement conscience. Dommage qu'il n'ait pas pu finir ce travail de réécriture : il y avait là une œuvre qui annonçait La Ferme des animaux de George Orwell, 30 ans plus tôt.


106 pages, coll. Titres (Christian Bourgois) - 5 €

21 mai 2008

(BD) Ice Haven

Il s'agit je crois de la plus récente BD publiée en France par Daniel CLOWES : Ice Haven. Le format assez peu commun attire l'attention : il équivaut à un demi-format par rapport à David Boring. La première de couverture et le dos sont bien plus colorés et même si l'on reconnaît le trait assez classique de Daniel Clowes, l'ambiance posée ici est manifestement comique, voire grotesque. Le personnage au premier plan, habillé avec l'élégance d'un Deschien, nous regarde à travers ses verres de myope et ses yeux paraissent exorbités ; on ne sait pas déterminer si son rictus est avenant ou agressif.

Le ton de ce volume est effectivement plus léger que celui de David Boring, et même plus satirique que celui de Ghost world. Il s'agit de raconter des petits bouts d'histoires ayant pour personnages tous ceux qui sont présentés sur la couverture. Car ils ont en effet quelque chose en commun : l'espace où ils évoluent : une ville paumée qui répond au nom de Ice Haven.

L'étrange silhouette phallique à l'arrière plan vous intrigue peut-être ? C'est un gros caillou sculpté par l'érosion, l'attraction principale de Ice Haven, qui s'était inventé une vocation touristique qu'elle n'a jamais pu assouvir. C'est aussi le symbole du désir qui hante la plupart des personnages. Frustration sexuelle et manque de stimulation intellectuelle, voilà le menu à Ice Haven.

Daniel Clowes signe ici une BD savante, à la manière de Chris Ware dans Jimmy Corrigan mais plus accessible, moins radicale. Comme Ware, il insère des pastiches de vieux strips entre les différentes histoires qui sont racontées ici. Chaque histoire est racontée par épisodes ainsi entrecoupés d'intermèdes plus légers. Cela donne à la narration dans son ensemble un air un peu décousu, à l'inverse du déroulement beaucoup plus "linéaire" dans David Boring. De ce fait, je trouve la construction de Ice Haven beaucoup plus originale. Et comme l'histoire se démultiplie (il n'y a pas une histoire), chacun y trouve quelque chose.

Foisonnement narratif et visuel, c'est peut-être ce que reprocheront certains lecteurs à Ice Haven. Cela crée une sorte d'effet "zapping", et l'on pourrait vouloir que l'une ou l'autre des histoires soit développée, les portraits de personnages approfondis. Les références sont nombreuses, et Clowes est taquin : il met en scène au début, vers le milieu et à la fin du volume un personnage antipathique, Harry Naybors, critique de BD et auteur refoulé, qui nous propose une analyse biographique de l'œuvre de Daniel Clowes. Grotesque, risible et gentiment caricatural ; c'est de bonne guerre.

Pour ma part je me moque un peu de décrypter toutes les références, de tenter toutes les interprétations, particulièrement les plus farfelues. Et puis Proust a écrit Contre Sainte-Beuve il y a 100 ans, alors laissons tomber la biographie et les intentions présumées de l'auteur. Ce que je vois ici, c'est à quel point la mise en page est efficace pour raconter beaucoup de choses en peu de cases, comme dans un bon strip de Charles M. Schulz. J'aime les changements de style et les nombreuses références parce que cela empêche la monotonie, les ambiances qui s'installent trop longtemps. Ici le dessin est à la fois très riche au niveau graphique et extrêmement narratif. C'est un régal pour des yeux gourmands et un divertissement original pour ceux qui privilégient l'histoire.

J'aimerais que Daniel Clowes se prenne dans un prochain volume à développer l'une des histoires ébauchées ici, comme par exemple "la véritable histoire de Leopold et Loeb" qui m'a rappelé La Corde (Rope) de Hitchcock. En attendant, lisez tous Ice Haven : à mon sens c'est de loin la meilleure BD à ce jour d'un des meilleurs auteurs américains.


115 pages, éd. Cornélius - 19 €

20 mai 2008

(BD) David Boring

C'est en 2000, il y a huit ans déjà, que Daniel CLOWES publie David Boring. Il faut s'en souvenir pour mieux évaluer l'originalité de cette BD composée en trois actes. L'intrigue principale s'embourbe dès le deuxième acte dans un contexte de terrorisme bactériologique mal amené et qui ne sert à rien d'autre qu'à justifier un huis clos. Ce n'est quelques pages plus tôt que David Boring devient un polar vaguement tragique alors que ça avait commencé comme une comédie sentimentale, comme nous le confie le narrateur lui-même.

David Boring (traduisez ennuyeux, pénible) raconte sa propre histoire. Il commence par sa date de naissance, évoque avec émotion ses premières amours de vacances avec sa cousine Pamela, nous explique les origines de son amitié virile avec sa meilleure amie, et surtout il avoue dès la page trois sa fascination perverse pour les popotins. David Boring, comme tout jeune homme ennuyeux qui se respecte, fait un complexe d'Œdipe monstrueux : son père est porté disparu et il entretient des relations d'amour/haine avec sa môman.

David Boring est une BD très bien dessinée dans son genre ; le trait est académique, la case n'est jamais rompue, mais la réalisation de chaque case et de chaque planche est étudié avec beaucoup de justesse. Clowes fait preuve d'une précision cinématographique dans les scènes cruciales, s'attachant aux détails qui comptent, aux variations infimes dans l'expression des visages. C'est bien écrit : les dialogues sonnent juste, les mots ont souvent un double sens. Des objets du quotidien reviennent de façon symbolique éclairer le sens de l'intrigue. Parmi ceux-ci, un comic book écrit par le père de David en 1968, qui laisse notre héros sur un petit goût d'inachevé.

Les amateurs de Ghost World, du même auteur, trouveront probablement leur compte dans le premier acte de David Boring. Pour les deux suivants, c'est moins évident. Le scénario utopie/polar inventé par Daniel Clowes ferait j'en suis sûr un excellent film, mais dessiné il me semble tout juste improbable et assez cliché. Toutes les hantises de la société nord-américaine moderne y passent, de la sexualité revue aux travers du cinéma porno à la fascination pour les armes, en passant par la dégénérescence familiale et la corruption des règles sociales et religieuses. Rien de bien nouveau depuis le cinéma des années 1950. C'est une présentation classique, consensuelle de la société contemporaine ; ça n'est ni le "bordel visionnaire" ni le "politiquement incorrect" d'un album de Robert Crumb, par exemple.

Mais finalement, cette façon de pousser tous les aspects de l'intrigue à leur paroxysme témoigne sans doute assez bien de l'année 2000. Et lorsque Daniel Clowes bouscule ses personnages au bout de 80 pages pour les faire verser dans la paranoïa collective, il faut avouer qu'on est pour moitié dans un microcosme à la Hitchcock, et pour moitié dans un scénario géopolitique de l'ordre du probable : septembre 2001 est tout proche, après tout.

Les bonnes impressions que je garde de la lecture de cette BD sont donc surtout de l'ordre de la mise en scène et des échos à l'intérieur de l'intrigue. Mais je trouve la construction assez bancale et le contexte trop "utilitaire" vis-à-vis de l'intrigue. Et puis oui, je trouve effectivement David assez boring pour un personnage principal...


116 pages, éd. Cornélius 2004 - 22 €
http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Clowes
http://pagesperso-orange.fr/danielclowesart

19 mai 2008

Carnet du trimard

En 1894, alors qu'il n'a que 18 ans, Jack LONDON a déjà beaucoup vécu. Ce n'est pas une façon de parler : abandonné par son père avant sa naissance, il est placé chez une nourrice, voit sa mère se remarier, subit plusieurs déménagements, vit dehors, fait les 400 coups. A 14 ans il est alcoolique, à 15 il devient prince des pilleurs d'huîtres, puis il part vers le Grand Nord, et pendant plusieurs mois dans les mers du Japon... il lit Moby Dick de Melville, et il revient à 17 ans avec une nouvelle sous le bras, sa toute première nouvelle avec laquelle il gagne un concours. Cela ne l'empêche pas d'aller travailler à l'usine, 10 heures par jour il remplace deux hommes.

En 1894, les Etats-Unis subissent une crise économique qui annonce celle de 1929. Le gouvernement se décharge sur les industriels du problème du chômage. Jacob Coxey, un industriel de l'Ohio, entreprend une marche vers Washington pour forcer le président Grover Cleveland à débloquer 500 millions de dollars pour embaucher ces millions de chômeurs et leur faire construire des routes à travers le pays. Des branches solidaires de ce mouvement se créent un peu partout, et Jack London, 18 ans, rejoint celle de San Francisco menée par Charles Kelly. Kelly, comme Coxey, s'improvise "général" de cette "armée industrielle" révolutionnaire.

Jack et son pote Franck manquent le départ des troupes, mais attrapent l'Overland, sorte de transibérien à la mode américaine. Ils brûlent le dur, ils triment, bref ils voyagent en clandestin, accrochés aux essieux entre les voitures de première classe, les plate-formes et les wagons de marchandise. Les gardes-freins les traitent moins bien que les oranges de Californie dont ils partagent le voyage, et Jack et Franck et tant d'autres se font régulièrement jeter au fossé. Franck abandonne rapidement et en guise de cadeau d'adieu, remet à Jack un petit carnet pour y noter son journal de bord. C'est ce Carnet du trimard commencé le 6 avril 1894 qui se termine au bout du voyage, au Lac Michigan, le 31 mai.

Jack y note son quotidien presque heure par heure. Un quotidien répétitif et pas toujours passionnant. On entre ici dans les coulisses de la construction d'une œuvre, puisque ce carnet est le matériau à partir duquel London écrira plus tard La Route, recueil de textes sous-titré Les Vagabonds du rail. L'épopée de 1894 a donc eu une importance capitale pour l'œuvre de London, mais aussi pour celle de Jack Kerouac et Neal Cassady, qui réitéreront les exploits de l'aîné quelques 50 ans plus tard.

Ce Carnet du trimard se lit tellement bien que même la préface est passionnante. Jacques Tournier y propose une traduction "au vu et au su" du lecteur, puisque le texte original est donné en bas de page. La langue de London est concise, efficace, économe. Celle de la traduction l'est moins, occupée à chercher une œuvre littéraire là où il n'y a qu'un compte-rendu bête et méchant. L'expérience, London la couche brute sur le papier, réservant ses effets de style pour plus tard. Quelques études de personnages et notes annexes sont consignées à la fin de cette édition. Elles prouvent que London, malgré le froid, la faim et les blessures garde l'esprit clair et pense au récit qu'il pourra tirer de ce modeste carnet.


111 pages, éd. Tallandier - 15 €
Sites : http://www.jack-london.fr/ et encore mieux http://london.sonoma.edu/
Il y a aussi d'autres billets sur London dans le sommaire des auteurs.

Trois contes de Tomi Ungerer

Vous connaissez sans doute Tomi UNGERER, une des grandes plumes de la littérature de jeunesse ? Ce dessinateur et conteur hors pair est l'auteur de très nombreux albums aussi variés que colorés, aussi légers que sérieux. Je veux vous en présenter trois : Emile, Le Géant de Zeralda et Otto.

Le Emile du strasbourgeois Tomi Ungerer n'a rien à voir avec celui du genevois Jean-Jacques Rousseau, notez-le bien ; car Emile est un poulpe. Chez Ungerer, je veux dire, pas chez l'autre. Remarquez, chez l'autre c'est un enfant fictionnel sur lequel Rousseau expérimente ses théories sur l'éducation, alors est-on si loin, finalement ?

Hum, je reprends : Emile est un poulpe qui sauve la vie d'un homme, devient une célébrité comme maître baigneur, vient en aide à la police des douanes avant de se décider à retourner vivre dans les profondeurs. Le dessin est tout à fait dans un style Sempé, et les couleurs vert caca et orange rouillée s'appliquent très joliment en aquarelle. Mais alors quel ennui ces histoires de police et de mitraillettes...

Le Géant de Zeralda est autrement mieux écrit. Tomi Ungerer s'y amuse à détourner les codes du traditionnel conte d'ogres en ménageant une chute heureuse et très inattendue. Le dessin est élaboré, Ungerer y déploie entre autres choses son talent pour peindre en quelques traits des silhouettes éternelles (la tablée d'ogres est une double page d'anthologie). C'est un livre plein d'appétit pour le dessin lui-même. C'est un livre un peu trop coloré, moins radical que Emile sur le plan visuel. Plus consensuel, malgré cette étrange couverture sombre.

Mais c'est avec Otto que le talent de Tomi Ungerer touche véritablement au génie. Sous-titrée Autobiographie d'un ours en peluche, cette histoire permet à l'auteur de faire le point sur la Deuxième Guerre mondiale, en se servant sinon de souvenirs personnels ou familiaux, comme l'avait fait Art Spiegelman dans Maus, tout au moins de choses ressenties, enfouies puis transformées dans la fiction. Otto est cet ours en peluche qui occupe toute la couverture, nous regarde de son air triste, le cœur mal recousu. Il a une tache d'encre violette sur la tête qui ne s'en va pas, souvenir des jeux de deux gamins ; l'un était juif et l'autre pas. David, à qui Otto est offert dans la fin des années 30, est déporté avec ses parents en camp de concentration. Otto, en véritable pantin transbahuté par les événements, passe de mains en mains, jusqu'à arriver dans la vitrine d'un antiquaire, d'où il vous lance ce regard.

Otto est un héros picaresque, en somme : valant moins que rien à titre individuel, il est quand même né entre les mains d'une fée. Ayant perdu le bonheur originel auprès de David, il est confronté à des événements qui le dépassent complètement mais sa présence au beau milieu du carnage est capitale pour nous, car ce sont ses yeux qui voient... idem dans l'épisode de la « boucherie héroïque » du Candide de Voltaire... A la fin, Otto retrouve un certain calme et se met derrière une machine à écrire pour nous raconter son drôle de périple... ce temps arrêté depuis lequel un personnage éponyme nous raconte la suite des événements apparemment sans logique cohérente qui l'ont trimballé à droite puis à gauche, c'est le même topos que dans La Vie de Guzman d'Alfarache de Mateo Aleman, un des premiers romans picaresques espagnols, le même que dans Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, Qui sait ? de Maupassant, Molloy de Samuel Beckett ou Invisible man de Ralph Ellison. C'est un temps inquiet et incertain d'où l'on raconte son histoire sans chercher à faire preuve de sagesse, sans donner la leçon ni se réincarner en exemple vivant.

Le temps d'où Otto nous raconte sa vie et ses heurts, c'est celui de l'éternel présent. Otto a tout vu mais reste ignorant des yeux et du cœur. Blessé et portant des cicatrices, il ne sait pas que l'homme est mauvais.


3 volumes réédités aux éd. L'école des loisirs - 5,50 € chaque
http://fr.wikipedia.org/wiki/Tomi_Ungerer

18 mai 2008

(BD) Désœuvré

Aux éditions L'Association, la collection "éprouvette" sonne comme un besoin accru d'expérimenter, de mélanger, d'essayer. Désœuvré de Lewis TRONDHEIM est le premier volume de cette collection et il a paru en début d'année 2005.

Trondheim y fait le compte rendu de quelques semaines d'errance consentie. Volant de festivals en dîners, rampant de réceptions en séances de dédicaces, Trondheim vogue et vaque. Il disserte et divague, surtout ; parfois même (souvent ?) il digresse. Son souci ? son tracas ? sa question ?

Est-ce que les dessinateurs vieillissent mal ? Vous remarquerez qu'on est proche d'une question de rhétorique, et Trondheim accumule rapidement les exemples qui prouvent que Oui, les auteurs de BD vieillissent mal... en général.

Je n'accroche pas terriblement au dessin de Trondheim, et les premières pages m'ont rebuté. Pourtant, très vite, je me suis laissé prendre par ce volume qui pose quelques questions pertinentes et les illustre d'une façon assez inventive. Trondheim verse à la fois dans la tentation du réalisme où il s'oublie au profit de l'objet qu'il dessine (ce qui le repose de lui-même, dit-il), et dans la vision onirique où les symboles concernant son rapport au métier sont assez clairs (le nez dans le guidon sur un vélo sans frein... ). Sur le plan de la théorie et de l'abstraction, Désœuvré me plaît assez : il pose de nombreuses questions et n'apporte pas trop facilement des réponses.

Mais Trondheim pêche par l'exemple. Est-ce de la pudeur ? Son personnage autofictif ne critique aucun auteur de sa génération, ni aucun plus jeune que lui. Ce qui lui vaut une remarque de Sfar qui lui dit en substance que plusieurs générations coexistent dans la BD, et que le rapport au métier est nécessairement polymorphe. Est-ce du snobisme ? Trondheim s'en va, carnet à la main, poser sa vaine question à tous les noms reconnus de la BD, histoire de donner du crédit, du poids au résultat. Est-ce de l'ignorance ? Les auteurs de BD cités dans ce volume (ils sont très nombreux), Trondheim le premier, semblent en connaître un rayon sur la biographie de Hergé ou de Franquin, mais ils méconnaissent apparemment les autres champs littéraires, qui procèdent pourtant des même enjeux : enjeux de création, enjeux de renouvellement, enjeux de nécessité. Comment naissent les auteurs ? Le postulat de Trondheim est assez naïf : « (la source d'énergie créatrice) nous vient la plupart du temps d'une adolescence assez solitaire, alors, il fallait bien s'occuper ».

On le voit, la réflexion est d'une profondeur inégale dans ce volume que l'auteur appelle un "essai". Les lecteurs sont brièvement représentés, mais leurs réponses sont systématiquement balayées du revers de la main (ou d'un coup de poing vengeur) par Trondheim. Tandis que la parole des confrères est évangélique, aussi incomplète soit-elle. Lorsque l'investigation pourrait devenir méthodique, Trondheim s'excuse à peine de ne pas être sociologue, et met fin à son désœuvrement en s'asseyant au bureau, paré pour la prochaine BD. Limite malhonnête.

72 pages, éd. L'Association - 12 €

La Vitesse foudroyante du passé

« Il commença le poème à la table de la cuisine,
une jambe croisée par-dessus l'autre.
Pendant un temps, il écrivit comme si
le résultat ne l'intéressait qu'à moitié. Ce n'était pas
comme s'il n'y avait pas eu assez de poèmes dans le monde.
Le monde avait des poèmes à foison. En outre,
il avait été absent plusieurs mois.
Il n'avait même pas
lu un poème depuis des mois.
C'était quoi, cette vie ? Une vie
où un homme est trop occupé même pour lire des poèmes ?
Pas une vie. »

⎯ extrait de "Un récit"

Moi aussi, ces derniers mois, je me suis senti trop (pré)occupé pour lire des poèmes, et même des romans. Pourtant la poésie de Raymond CARVER n'a rien d'assommant, rien de dogmatique. Elle est d'un ton apparemment simple, dans la lignée de Prévert ; elle s'attache aux objets nus du quotidien, un peu à la manière de Ponge.

Ce que j'aime surtout dans ce recueil, ce n'est pas lorsque Carver noircit des pages sur la pêche à la truite, mais lorsqu'il trahit ses proches en faisant un poème d'une conversation téléphonique, d'un rêve prémonitoire, d'une engueulade au pied du lit. Il sait faire preuve d'un sens de l'intime que n'ont que certains grands auteurs américains. J'adore les poèmes où Carver évoque son ex-femme, ayant manifestement peur de la blesser il en dit beaucoup quand même. J'admire ceux où il dépeint gentiment sa mère en profiteuse et ses propres enfants en dégénérés.

Et pourtant rien n'est glauque, ni voyeur, ni méchant. C'est une poésie "humaine", proche du témoignage au jour le jour. Cela confine au journal intime tout en usant d'éléments classiques d'un récit à suspense. La plupart des poèmes ne traduisent rien de plus qu'une ambiance fugace.

« Nous avons échangé quelques mots.
Je ne me rappelle plus lesquels. Le genre
de choses rassurantes que les gens
qui s'aiment se disent l'un à l'autre
à une heure pareille dans une situation aussi
étrange. Je me rappelle en revanche
que tu as dit qu'il faisait assez
clair dans la chambre pour voir
les cernes sous mes yeux. »

⎯ extrait de "Circulation"

Ce recueil intitulé Ultramarine dans la version originale compte parmi les dernières pages écrites par Raymond Carver, mort en 1988 et considéré aujourd'hui comme l'une des plus belles plumes américaines de la fin du XXè s. C'est banal mais c'est profond. "Le Stylo" et "La Cabine téléphonique", en particulier, sont entrés au panthéon des mes poèmes préférés.


183 pages, éd. de l'Olivier - 15 €
Présentation ci-contre : coll. Points Seuil - 6 €
Raymond Carver est sur Wikipedia en français, en anglais

16 mai 2008

Babyji

En 2005, l'écrivaine Abha DAWESAR publie Babyji, un roman traduit de l'anglais (Inde) en 2007. C'est après Swap ma deuxième "tête de gondole" du mois.

La narratrice, Anamika, est une lycéenne de 17 ans, élève exemplaire, amie fidèle, fille modèle. Elle est "Premier Préfet" de son école, ce qui signifie qu'on lui a attribué pour un an une fonction distinctive, honorifique, qui lui donne autorité sur ses camarades et la situe entre les adultes et les adolescents. Le récit englobe une tranche de vie d'à peine quelques semaines et raconte l'éveil de Anamika, surnommée "Babyji", à la légendaire sensualité du pays du Kama-Sutra.

« Delhi est une ville où tout se passe dans la clandestinité. » Ce sont les premiers mots d'Anamika, et ses premières amours vont en effet s'épanouir à l'abri du regard de ses parents et des adultes qui, au lycée, lui ont attribué un caractère tellement "sérieux". En quelques jours seulement, Anamika part à la découverte de sa sexualité en tombant dans les bras de trois femmes : une camarade de classe, une bonne et une femme plus âgée qui pourrait être sa mère. La gent masculine n'a plus qu'à faire la queue.

En 446 pages qui se lisent vite et sans prise de tête, Adha Dawesar nous dévoile à la fois le caractère de son personnage éponyme, mais aussi les codes et des tabous de la société moderne, dans cette Inde que le reste du monde regarde. Les castes existent encore, mais il y a des bouillonnements, des turbulences dans l'ordre établi. Tandis que les parents d'Anamika, fonctionnaires éclairés, entreprennent d'éduquer leur nouvelle bonne pour la libérer de sa condition et des maux qui rongent les siens (alcoolisme, barrière linguistique, ghettos... ), des lycéens brahmin s'immolent pour protester contre un projet gouvernemental visant à instaurer des quotas égalitaires caste par caste pour l'accès à l'enseignement supérieur. Anamika elle-même fait le projet de poursuivre ses brillantes études aux Etats-Unis, mais ses deux meilleurs amis ne comprennent pas qu'elle puisse abandonner la mère Patrie.

Babyji surnomme justement son amante la plus âgée Linde ; c'est un peu sa mère et un peu son pays. Cela vous donne une idée des astuces que déploie Abha Dawesar pour resserrer son intrigue et faire de ce roman d'initiation sexuelle un roman politique. C'est très certainement le roman d'une génération en Inde, et tout est fait pour le faire ressentir au lecteur étranger. La traduction de l'anglais par Isabelle Reinharez me paraît (une fois n'est pas coutume) très subtile, en ce qu'elle garde un certain nombre de termes dans la langue hindi, quand ils renvoient à des objets ou des notions du quotidien proprement indien. Cela permet à la fois de se projeter dans l'histoire de Anamika, sans jamais oublier que cette histoire ne peut se passer qu'en Inde à l'époque contemporaine.

Voilà donc une tête de gondole d'une grande qualité d'écriture, et qui se lit sans effort. Je vous en recommande chaudement la lecture !


446 pages, éd. Héloïse d'Ormesson - 22 €

11 mai 2008

1968

Est-ce qu'on peut lire un livre de photos ? Je le pense. Non pas forcément de façon linéaire et continue, comme un roman. Mais par fragments discontinus, par petites touches, au fil des jours. C'est de cette manière, en tout cas, que j'ai entamé en 1997 la lecture de La Photographie du XXè siècle, un superbe pavé édité par Taschen. Je n'ai pas encore tout lu, mais je relis beaucoup ; et plus je relis, plus je relie.

L'image crée du lien encore plus vite que le texte, simplement par promiscuité. Depuis que je me suis remis à la photo argentique, au plaisir de composer lentement et d'ajuster la mise au point, je m'en rends compte de nouveau. Le pouvoir de suggestion de l'image est très fort dans nos sociétés, particulièrement lorsque l'image n'est pas bombardée de textes explicatifs, justificatifs, ou pire : didactique. L'émotion a la part de l'ange.

C'est un peu dans cette optique que paraît 1968 de Raymond DEPARDON. Voici une centaine de pages de papier glacé regroupant plus d'une centaine de photos du reporter, cofondateur de l'agence Gamma. Du beau noir et blanc, et juste assez de texte (pas trop) pour nous présenter le contexte. Une sorte de « best-of », puisque ces quelques photos sont choisies parmi les 835 planches-contact enregistrées au nom de Depardon par le labo de l'agence Gamma pour la seule année 1968...

Les pérégrinations de Depardon ne m'ont pas laissé m'ennuyer, même lorsque j'ai parcouru le livre dans le sens de lecture habituel. En 1968, Depardon passe de Brigitte Bardot à Christian Cabrol, de Mireille Mathieu à Jacques Chirac, de Hervé Vilar à Jean Genet, de Jean-Luc Godard à Johnny Hallyday, de Richard Nixon aux Black Panthers, de Maurice Chevalier à Allen Ginsberg. En 1968, Depardon parvient presque tout à fait à éviter mai 1968 à Paris. Lui qui se dit rural laisse ces photos là à son collègue et ami, Gilles Caron, qui sera assassiné en 1970 par les Khmers rouges. Après coup, n'ayant assisté à rien, il ne saisit pas les proportions de ce "rêve général" à la française. Ecrasé par les événements de l'année 1968 à l'échelle mondiale, le joli mois de mai parisien n'est pour Depardon que synonyme de grande désillusion.

Pour les besoins de la mise en page, les photos prises au format "paysage" sont réduites à la taille de vignettes, quelle faute ! Mais c'est le seul bémol à cette symphonie en noir et blanc. Les allers-retours permanents de Depardon entre la politique et le show-biz n'en sont pas moins éloquents, ni les portraits absolument saisissants. Comment résumer à quelques mots le double portrait de Romain Gary et Jean Seberg ? Les poings gantés de noir des athlètes américains aux J.O. de Mexico ? Les fleurs opposées aux fusils pendant les manifestations contre la guerre au Vietnam ?

Dans ce volume, ici et là, l'image est au-delà du mot.


Env. 100 pages, coll. Points Seuil

05 mai 2008

Swap

Anthony MOORE a écrit The Swap en 2007, et je l’ai trouvé sous sa reliure Biblioteca « réservée aux bibliothèques » en avril 2008, sur un présentoir à nouveautés, en tête de gondole de la médiathèque du coin.

C’est le roman actuel que tous les fanatiques de comics américains doivent avoir lu.

Harvey se rend depuis des années à la réunion des anciens du lycée de Saint Ives, dans les Cornouailles britanniques. Cette année, c’est la vingtième édition. Bleeder Odd sera-t-il présent lui aussi, exceptionnellement ?

Mais qui est Bleeder Odd, me direz-vous ? Charles Odd, de son vrai nom, est le gamin qui se faisait persécuter par tous les autres lorsque Harvey était au lycée de Saint Ives. Même lui participait à ces petits jeux innocents : insulter Charles, le frapper, tourner autour de sa maison à vélo en chantant des chansons enfantines qui se terminaient par « et sa mère est une pute »

Un jour, Harvey prend Charles en pitié et lui cède une de ses BD, Superman numéro un, contre un vulgaire lacet en plastique. Vingt ans plus tard, Harvey tient un anonyme magasin de BD à Londres et le Superman numéro un, quasiment introuvable, a pris plusieurs dizaines de milliers de livres de valeur chaque année…

… et cette année, Bleeder – euh, Charles – est venu à la réunion des anciens ! Harvey l’accoste, fébrile, et en vient peu à peu à lui reparler de leur échange.

Après la réunion, la vieille Odd est retrouvée égorgée dans sa cave et le Superman numéro un, que Bleeder – euh, Charles – avait précieusement conservé pendant ces vingt années, a bizarrement disparu.

Swap, derrière ses petits airs de roman pour ados, se mêle donc d’être également une sorte de polar. L’intrigue est pourvue d’un héro auto-dérisoire tout comme chez quelques auteurs déjà présentés ici (Charles Williams, Stuart Kaminsky et Richard Brautigan en tête) qui permet au narrateur quelques effets moitié faciles, moitié « cools ».

Mais ce roman sent aussi la mauvaise traduction à plein nez, voire le manque de style. Du coup, ça ne se lit même pas d’une traite, mais plutôt laborieusement. Il n’y a qu’un pas du divertissement à l’ennui.

« Sans aucune rancœur, Allen effectua un demi-tour impeccable, en trois manœuvres, au milieu de la circulation et repartit à toute allure… pendant au moins quarante mètres avant de se retrouver pris dans les embouteillages incessants qui composent le système routier (sic) londonien ».
Le style et les représentations inconscientes de ce roman sont, à l’image du trafic londonien qu’il tente de décrire, légèrement embouteillés. Ça fonctionne lorsqu’il s’agit de faire le portrait d’un esprit étriqué, celui de Harvey. Mais l’embouteillage est ici systématique : les paysages sont bouchés, à l’image du bled originel ; les familles se marchent sur les pieds ; les amis ne se veulent que du mal ; le travail n’est qu’avilissant ; la vie n’existe pas après l’adolescence ; et bien évidemment l’amour n’est qu’une histoire de fantasme sexuels qu’on peut assouvir, ou pas.

Bukowski n’aurait peut-être pas dit autre chose, mais il l’aurait certainement fait avec une caractéristique qui manque ici cruellement : l’ambition. L’argument n’est pas bête, mais il lui manque de l’ambition dans le style, du travail dans l’intrigue, de la justesse dans les portraits et les dialogues...

Bref, Anthony Moore n’a plus qu’à devenir écrivain, et son éditeur pourra peut-être alors le faire passer pour le nouveau Nick Hornby.


350 pages, éd. Liane Levy - 19 €
... et pour les geek littéraires, un "swap" c'est aussi ceci