30 juin 2015

Le Premier mot

« Il a frotté ses doigts entre eux comme s'il comptait des billets de banque.
— Je fumerais bien une cigarette... Tu lui as plu, mais il est un peu âgé pour toi.
— Il n'y a plus que les hommes vieillissants qui daignent s'intéresser à moi ! Ils me pardonnent mon âge dans l'espoir que j'excuserai le leur... Tu penses que tu as changé, toi ?
— Oui, bien sûr... J'étais beaucoup plus enthousiaste autrefois... Je m'enflammais facilement pour un écrivain, un peintre, un philosophe... Le temps a amplifié mes doutes... Le point d'interrogation français ressemble à un point d'exclamation voûté. Je suis un point d'exclamation qui a vieilli. »


« — Est-il vrai que nous assimilons les langues étrangères grâce à l'hémisphère droit du cerveau ?
— C'est vrai. Il arrive cependant, quand nous apprenons vraiment bien une langue et que nous avons l'occasion de l'utiliser souvent, que son siège se déplace de l'hémisphère droit à l'hémisphère gauche, qu'elle se rapproche de la langue maternelle. Je suis néanmoins incapable de vous dire si, dans mon cas, le français loge du côté droit ou du côté gauche. (...)
— L'apprentissage de la langue maternelle conduit à une sorte de castration phonétique. Les nourrissons, qui peuvent virtuellement prononcer tous les sons, n'en découvrent en fait, à travers leur langue, qu'un nombre limité. Leur répertoire phonétique se réduit au strict nécessaire. Les petits Japonais ignorent le r, et perdent même la capacité de le reconnaître dans les autres langues, ils le confondent avec le l. En apprenant un idiome, on désapprend inévitablement tous les autres, on entérine son ignorance. »


« À force de marcher, je me suis trouvée à la campagne, devant un cirque au chapiteau jaunâtre, moucheté de taches noires comme une peau de panthère. Un dompteur assis devant la tente en compagnie d'un chien buvait son café et fumait une cigarette. Ses bras nus étaient pleins de tatouages. Son fouet reposait dans l'herbe. Je l'ai pris un instant pour un serpent.
— Seuls les chiens sont vraiment intelligents, m'a-t-il dit. Aucun autre animal ne comprend, quand vous lui montrez un point du doigt, qu'il doit courir dans cette direction. Les chiens, eux, le comprennent. Vous en voulez la preuve ?
Il a montré l'horizon de sa main droite. Il n'avait qu'un seul doigt et c'était justement l'index. Le chien s'est immédiatement dressé sur ses pattes et, après avoir attentivement regardé la main amputée, il est parti comme une flèche dans la bonne direction. Il a couru tant et si bien que nous avons fini par le perdre de vue.
— Malheureusement, ils ne comprennent pas qu'ils doivent s'arrêter quelque part. Vous n'imaginez pas combien de chiens j'ai perdus de cette façon. »


« — Le langage est une création collective. Le cerveau se développe d'autant plus vite que la société dans laquelle nous vivons est grande. Les personnes qui prennent congé du monde, comme les moines, perdent insensiblement la capacité de réfléchir. Ils répètent les mêmes prières parce qu'ils ne sont plus en mesure de dire quoi que ce soit d'autre. »


— Vassilis Alexakis