30 août 2006

Lettres à Nelson Algren

« Faut que je termine Simone. » Voilà ce que je me répète tous les jours, et tous les soirs depuis quinze jours. Ca n'a rien de sexuel, non, messieurs-dames : c'est simplement de la littérature...

Lettres à Nelson Algren, c'est un gros volume de lettres sous-titré « Un amour transatlantique » et portant les dates 1947-1964. Ce sont 911 pages de lettres amoureuses et dévouées, et intelligentes et passionnées, adressées par Simone DE BEAUVOIR (1908-1986) à Nelson Algren, écrivain de Chicago, prix Pulitzer en 1949 avec The Man with the golden arm. Elle le rencontre le 23 février 1947, lors de son premier voyage aux Etats-Unis, trois ans après celui de Jean-Paul Sartre. Elle se fait "piéger" par le charme de cet écrivain dur-à-cuire, qui hante les bas-fonds de Chicago en rustre parfait, estimant que c'est son devoir à lui d'écrire sur cette ville. Elle a 39 ans. Dès son départ de New-York pour le retour vers Paris, elle commence à lui écrire des lettres d'amour incroyables. Elle retournera deux fois à Chicago, il viendra deux fois à Paris.

Simone de Beauvoir écrit comme une romantique adolescente qui découvre son coeur et son corps. Pourtant, deux ans plus tard seulement, encore en pleine idylle, elle publie le premier tome du Deuxième sexe, qui deviendra la véritable Bible du féminisme. Quelle schyzophrénie, donc, entre l'intellect et les sentiments : pendant les longs mois où elle fait des recherches poussées sur la condition des femmes dans l'Histoire, elle continue de se dire « votre épouse soumise »...

Ce qui est passionnant par-dessus tout dans ce volume traduit de l'anglais (Beauvoir écrit en anglais, Algren refusant toujours d'apprendre le français), c'est l'arrière-plan littéraire et culturel de la France pendant ces dix-sept années. Beauvoir côtoie bien entendu Sartre, mais aussi Camus, Koestler, Wright, Queneau, Vian, Merleau-Ponty, Gide, Colette, Cocteau, Chaplin, Picasso, Giacometti, Genet, Welles, Mouloudji, Dullin, Jouvet... Elle est non seulement témoin mais aussi actrice de son époque politique et sociale. Elle combat De Gaulle, voyage dans le monde entier, est reçue en Chine comme une ambassadrice, presque enlevée par Castro à Cuba, bannie des Etats-Unis pendant la Guerre froide parce qu'elle a signé autrefois une pétition émanant d'un groupe communiste.

Beauvoir retourne régulièrement aux mêmes endroits : La Pouèze, près d'Angers, où elle apprécie le calme de la campagne, Cagnes-sur-mer, qu'elle adore pour sa beauté et son soleil, Marseille et ses hauteurs où elle aime aller marcher seule, depuis ses premières années dans le pays en tant qu'enseignante. Fascinée par le Sahara, elle reste coite en naviguant dans les fjords, et en lisant à minuit à la lumière de son ciel norvégien.

Et puis pendant ces dix-sept années, Beauvoir écrit L'Amérique au jour le jour, excellent journal de voyage de sa découverte des Etats-Unis, puis Le Deuxième sexe, sur lequel elle ironise énormément dans les premiers temps, puis Les Mandarins, prix Goncourt en 1954, un essai érudit sur le Marquis de Sade, ses Mémoires d'une jeune fille rangée qui se poursuivent avec La Force de l'âge puis La Force des choses, et enfin Une mort très douce, qui témoigne de l'agonie de sa mère. Elle porte à bout de bras la revue fondée avec Sartre, "Les Temps modernes", au lendemain de la guerre. Elle entretient moralement et financièrement plusieurs personnes, dont sa soeur et quelques unes de ses plus proches amies.

911 pages absolument passionnantes, jamais longues, où les déclarations d'amour à elles seules suffiraient à captiver le lecteur. Or il y a tellement plus là-dedans : les coulisses intimes d'une personnalité hors du commun et de l'époque à laquelle elle a vécu. Une lecture qui m'a complètement "tourneboulé".


911 pages, coll. Folio - 9,50 €
En savoir plus sur Simone de Beauvoir grâce à Wikipédia

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Post-scriptum : si vous retrouvez sur vos étagères ou dans vos cartons des livres de Nelson Algren, compte-tenu de ma fameuse résolution, je sollicite votre générosité... Eventuellement, je peux troquer ça contre autre chose, aussi !
:)

Anonyme a dit…

J'ai un excellent souvenir des Mémoires d'une jeune fille rangée, que j'ai lu dans des circonstances rêvées...
Il ne faut pas se fier au titre : Beauvoir n'est pas une jeune fille rangée, au contraire : elle cherche à déranger l'ordre bourgeois établi et imposé, aux jeunes femmes, notamment.

Anonyme a dit…

En gros, elle se regarde avec beaucoup d'ironie, tu ne trouves pas ?
Je me souviens d'une lettre à Algren où elle signe "Votre dégoutante dégoutation"... :/

Anonyme a dit…

J'adore ce bouquin ! Mais j'aime aussi les lettres à Bost. Moins passionnées certes. Si vous désirez discuter de Simone, n'hésitez pas à venir faire un tour sur mon site www.autourdebeauvoir.net ou j'ai mis en ligne une communauté. Elle a bien besoin de vos expériences de lecture. Le personnage beauvoirien est à la fois complexe et vaste !
Je suis aussi preneuse des bouquins d'Algren. Certains sont discontinués :(

Anonyme a dit…

Bonjour ! J'adore ce bouquin ! J'ai fait une étude sur le sujet il y a quelques années. Simone est une personnage bien complexe.
Si vous avez envie d'en discuter plus longuement, n'hésitez pas à venir sur ma communauté dédié à Beauvoir : www.autourdebeauvoir.net
Au plaisir !

Anonyme a dit…

Je ne connaissais pas l'existence de cette correspondance qui a l’air vraiment passionnante.

Je viens justement de relire les Mandarins (mon billet : http://cafebook.free.fr/index.php/2008/03/l’annee-du-castor/ )

Une future lecture mais pour cet été vu les 900 pages !

Nicolas a dit…

Ah ! Ces blogueuses qui ne connaissent pas le moindre de bout de code html !
http://cafebook.free.fr/index.php/2008/03/l’annee-du-castor

Bon, à part ça il est sympa ton blog, je t'ai mis en lien. Et puis en plus je vois que tu fréquentes les mêmes salons littéraires que moi... ;)