26 octobre 2006

Anywhere in the train

S’il s’agissait de montrer qu’on n’est nulle part quand on est dans un train, je serais tenté de vous dire qu’effectivement, entre le point de départ et la gare d’arrivée, les lieux se confondent, le regard du voyageur se brouille, et sa conscience de l’espace. Je pourrais vous dire qu’un trajet Quimper-Paris prend actuellement quatre heures et quarante cinq minutes à l’usager raisonnable ; que pour un Paris-Brest il lui faudra laisser filer l’espace et le temps durant quatre heures et un quart, qui lui paraîtront beaucoup plus. Mais même sur des trajets plus courts, l’espace du nulle part ne s’exprime que très mal par les chiffres. Non, ce qu’il faut, voyez-vous, c’est expérimenter. Je pourrais alors vous raconter de curieuses rencontres, dont certaines à caractère hautement érotique, qui sont rendues possibles par le fait, décidément reconnu, qu’on n’est nulle part ni personne quand on est dans le train.

Mais je n’ai pas envie d’écrire toutes ces choses-là pour le moment.

Parce que. Si l’on n’est nulle part quand on est dans le train, c’est pour de tout autres raisons. Par exemple, voyez-moi, là, tout de suite, dans ce wagon de l’Inter-Loire. Je veux dire : “cette voiture”. Le train file, soleil à bâbord, à travers des campagnes vertes et indéterminées. On aperçoit la Loire, certes, de loin en loin. D’où le petit nom de la machine sans doute ; rien ne serait plus facile à vérifier.

Deux rangées de sièges rembourrés de compassion sous un plafond vert glauque. Les rideaux sont assortis. Les assises aussi, par rayures. Je me place toujours côté fenêtre. Les gens qui se placent côté couloir, je ne les comprends pas, je ne veux même pas essayer d’entendre ce qui les motive. L’autre jour un train est entré de plein fouet dans un autre train, en Lorraine. Il y a eu plusieurs morts. Je me doute bien que les personnes qui s’assoient au bord de la travée centrale sont les moins exposées aux chocs en cas d’accident. C’est logique. Si, si, pensez-y un moment, vous verrez. Pour ma part, si je fais déjà l’effort de n’emprunter que les voitures de queue, alors ne me demandez pas en plus d’abandonner la fenêtre, ça non.

Côté fenêtre, on peut regarder dehors. C’est comme lorsqu’on est passager d’une voiture, si vous voulez ; une vraie, je veux dire. D’ailleurs, voilà quelque chose qui m’insupporte : être à l’avant sans avoir le volant. Sans appuyer ou relâcher les pédales, sans faire grincer le levier de vitesses, sans actionner les clignotants. Sans pouvoir décider qui ouvrira sa vitre, et jusqu’où. Non merci. Très peu pour moi. « Plutôt le train côté couloir que l’auto à la place du mort ! » C’est dit.

Côté fenêtre, on peut regarder dehors. Je sais : je l’ai déjà dit. Côté fenêtre mon regard peut fuir vers l’extérieur ; côté couloir il deviendrait claustrophobe, le bougre. Du côté de la fenêtre je peux croire à la perspective, ce machin inventé par des peintres. Je peux regarder les vaches autant qu’elle me regardent ; mais elles ne me voient pas, car leurs yeux ne fuient pas aussi prestement que les miens. Si je regarde tout le temps, si je regarde partout, je ne suis nulle part quand je suis dans le train, côté fenêtre. Car je me projette sur les collines, à travers les champs à perte de vue, derrière les vitres de tous les bâtiments aperçus, je traverse les halls de gare, aborde à tous les quais auxquels je ne descendrai pas, dans les distributeurs rouges j’achète des boissons en rien désaltérantes, des barres chocolatées qui me laissent sur ma faim, je fais escale à Oudon dont je connais déjà tous les habitants, sans avoir jamais eu l’intention d’aller au-devant d’eux.

En bref je ne suis plus dans le train. Dans d’autres sphères spatiales et temporelles, j’élabore un art de la fuite. Secoué, balancé par les rails qui me mènent à coup sûr vers le terminus, je vis pourtant dans l’évitement quasi-parfait.

Certaines personnes vous diront que j’ai fui en moi-même. Voilà vraiment un point de vue romantique sur l’affaire. Ou bien psychanalytique, c’est au choix. Mais qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas écrit. Je ne rêve pas de grosses locomotives puissantes s’encastrant violemment dans de longs tunnels étroits et transpirants. En tout cas, pas souvent.

Aucun commentaire: