21 mai 2008

(BD) Ice Haven

Il s'agit je crois de la plus récente BD publiée en France par Daniel CLOWES : Ice Haven. Le format assez peu commun attire l'attention : il équivaut à un demi-format par rapport à David Boring. La première de couverture et le dos sont bien plus colorés et même si l'on reconnaît le trait assez classique de Daniel Clowes, l'ambiance posée ici est manifestement comique, voire grotesque. Le personnage au premier plan, habillé avec l'élégance d'un Deschien, nous regarde à travers ses verres de myope et ses yeux paraissent exorbités ; on ne sait pas déterminer si son rictus est avenant ou agressif.

Le ton de ce volume est effectivement plus léger que celui de David Boring, et même plus satirique que celui de Ghost world. Il s'agit de raconter des petits bouts d'histoires ayant pour personnages tous ceux qui sont présentés sur la couverture. Car ils ont en effet quelque chose en commun : l'espace où ils évoluent : une ville paumée qui répond au nom de Ice Haven.

L'étrange silhouette phallique à l'arrière plan vous intrigue peut-être ? C'est un gros caillou sculpté par l'érosion, l'attraction principale de Ice Haven, qui s'était inventé une vocation touristique qu'elle n'a jamais pu assouvir. C'est aussi le symbole du désir qui hante la plupart des personnages. Frustration sexuelle et manque de stimulation intellectuelle, voilà le menu à Ice Haven.

Daniel Clowes signe ici une BD savante, à la manière de Chris Ware dans Jimmy Corrigan mais plus accessible, moins radicale. Comme Ware, il insère des pastiches de vieux strips entre les différentes histoires qui sont racontées ici. Chaque histoire est racontée par épisodes ainsi entrecoupés d'intermèdes plus légers. Cela donne à la narration dans son ensemble un air un peu décousu, à l'inverse du déroulement beaucoup plus "linéaire" dans David Boring. De ce fait, je trouve la construction de Ice Haven beaucoup plus originale. Et comme l'histoire se démultiplie (il n'y a pas une histoire), chacun y trouve quelque chose.

Foisonnement narratif et visuel, c'est peut-être ce que reprocheront certains lecteurs à Ice Haven. Cela crée une sorte d'effet "zapping", et l'on pourrait vouloir que l'une ou l'autre des histoires soit développée, les portraits de personnages approfondis. Les références sont nombreuses, et Clowes est taquin : il met en scène au début, vers le milieu et à la fin du volume un personnage antipathique, Harry Naybors, critique de BD et auteur refoulé, qui nous propose une analyse biographique de l'œuvre de Daniel Clowes. Grotesque, risible et gentiment caricatural ; c'est de bonne guerre.

Pour ma part je me moque un peu de décrypter toutes les références, de tenter toutes les interprétations, particulièrement les plus farfelues. Et puis Proust a écrit Contre Sainte-Beuve il y a 100 ans, alors laissons tomber la biographie et les intentions présumées de l'auteur. Ce que je vois ici, c'est à quel point la mise en page est efficace pour raconter beaucoup de choses en peu de cases, comme dans un bon strip de Charles M. Schulz. J'aime les changements de style et les nombreuses références parce que cela empêche la monotonie, les ambiances qui s'installent trop longtemps. Ici le dessin est à la fois très riche au niveau graphique et extrêmement narratif. C'est un régal pour des yeux gourmands et un divertissement original pour ceux qui privilégient l'histoire.

J'aimerais que Daniel Clowes se prenne dans un prochain volume à développer l'une des histoires ébauchées ici, comme par exemple "la véritable histoire de Leopold et Loeb" qui m'a rappelé La Corde (Rope) de Hitchcock. En attendant, lisez tous Ice Haven : à mon sens c'est de loin la meilleure BD à ce jour d'un des meilleurs auteurs américains.


115 pages, éd. Cornélius - 19 €

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