18 mai 2008

La Vitesse foudroyante du passé

« Il commença le poème à la table de la cuisine,
une jambe croisée par-dessus l'autre.
Pendant un temps, il écrivit comme si
le résultat ne l'intéressait qu'à moitié. Ce n'était pas
comme s'il n'y avait pas eu assez de poèmes dans le monde.
Le monde avait des poèmes à foison. En outre,
il avait été absent plusieurs mois.
Il n'avait même pas
lu un poème depuis des mois.
C'était quoi, cette vie ? Une vie
où un homme est trop occupé même pour lire des poèmes ?
Pas une vie. »

⎯ extrait de "Un récit"

Moi aussi, ces derniers mois, je me suis senti trop (pré)occupé pour lire des poèmes, et même des romans. Pourtant la poésie de Raymond CARVER n'a rien d'assommant, rien de dogmatique. Elle est d'un ton apparemment simple, dans la lignée de Prévert ; elle s'attache aux objets nus du quotidien, un peu à la manière de Ponge.

Ce que j'aime surtout dans ce recueil, ce n'est pas lorsque Carver noircit des pages sur la pêche à la truite, mais lorsqu'il trahit ses proches en faisant un poème d'une conversation téléphonique, d'un rêve prémonitoire, d'une engueulade au pied du lit. Il sait faire preuve d'un sens de l'intime que n'ont que certains grands auteurs américains. J'adore les poèmes où Carver évoque son ex-femme, ayant manifestement peur de la blesser il en dit beaucoup quand même. J'admire ceux où il dépeint gentiment sa mère en profiteuse et ses propres enfants en dégénérés.

Et pourtant rien n'est glauque, ni voyeur, ni méchant. C'est une poésie "humaine", proche du témoignage au jour le jour. Cela confine au journal intime tout en usant d'éléments classiques d'un récit à suspense. La plupart des poèmes ne traduisent rien de plus qu'une ambiance fugace.

« Nous avons échangé quelques mots.
Je ne me rappelle plus lesquels. Le genre
de choses rassurantes que les gens
qui s'aiment se disent l'un à l'autre
à une heure pareille dans une situation aussi
étrange. Je me rappelle en revanche
que tu as dit qu'il faisait assez
clair dans la chambre pour voir
les cernes sous mes yeux. »

⎯ extrait de "Circulation"

Ce recueil intitulé Ultramarine dans la version originale compte parmi les dernières pages écrites par Raymond Carver, mort en 1988 et considéré aujourd'hui comme l'une des plus belles plumes américaines de la fin du XXè s. C'est banal mais c'est profond. "Le Stylo" et "La Cabine téléphonique", en particulier, sont entrés au panthéon des mes poèmes préférés.


183 pages, éd. de l'Olivier - 15 €
Présentation ci-contre : coll. Points Seuil - 6 €
Raymond Carver est sur Wikipedia en français, en anglais

2 commentaires:

Nicolas a dit…

Le stylo

Le stylo qui disait la vérité
Est passé à la machine à laver
pour sa peine. Il en est sorti
une heure plus tard, et a été ballotté
dans le sèche-linge avec des jeans
et une chemise de cow-boy. Des jours durant
il est resté tranquillement sur le bureau
au-dessous de la fenêtre. Posé là
et convaincu qu’il était fini.
Sans la moindre preuve
à l’appui. Il n’avait plus la force de continuer, pour autant qu’il l’eût souhaité.
Mais un matin, une heure à peu près
avant le lever du soleil, il s’est ranimé
et a écrit :
« Les champs humides endormis sous la lune. »
Puis il s’est de nouveau figé.
Son utilité dan cette vie
Manifestement révolue.

Il l’a secoué et heurté
contre le bureau. Puis il a renoncé, ou presque.
Une fois encore, pourtant, dans un effort
suprême, l’objet a rassemblé sa dernière
énergie. Voilà ce qu’il a écrit :
« Un vent léger, derrière la vitre
des arbres qui nagent dans l’air doré du matin. »

Il a essayé de continuer
mais c’était tout. Le stylo
avait cessé d’écrire pour toujours.
Très vite il a rejoint
le bric-à-brac échoué
dans le poêle. Et plus tard,
c’est un autre stylo ,
un stylo quelconque
qui n’avait pas eu le temps
de faire ses preuves, qui a écrit sans mal :
« L’obscurité s’amasse dans les branches.
Reste à l’intérieur. Tiens-toi tranquille. »

Nicolas a dit…

La cabine téléphonique

Elle s’écroule dans la cabine, pleurant
au téléphone. Pose une question
ou deux, et pleure à nouveau.
Son compagnon, un vieux gars en jean
et chemise en denim, attend son tour de parler et pleurer.
Elle lui passe l’appareil.
Pendant une minute, ils sont tous les deux
dans l’étroite cabine, ses larmes à lui
coulant aux côtés des siennes à elle. Puis
elle sort s’adosser à l’aile
de leur sedan. Et l’écoute
quand il parle des dispositions.

J’observe tout cela depuis ma voiture.
Je n’ai pas le téléphone, moi non plus.
Je suis assis au volant,
à fumer, attendant de prendre
mes propres dispositions. Bientôt
il raccroche. Sort et s’essuie le visage.
Ils montent dans la voiture et s’assoient,
les vitres fermées.
Le verre s’embue lorsqu’elle
s’appuie sur lui, lorsqu’il passe
un bras autour de ses épaules.
Le mécanisme de la consolation dans ce lieu exigu, public.

J’emporte ma monnaie jusqu’à
la cabine, et j’entre.
Mais en laissant la porte ouverte, c’est
si étroit là-dedans. Le combiné est encore chaud.
Je déteste utiliser un téléphone
qui vient d’annoncer un décès.
Mais je n’ai pas le choix, c’est le seul téléphone
à des kilomètres, et il peut
écouter sans prendre parti.

J’introduis les pièces et j’attends.
Les gens dans la voiture attendent aussi.
Il met le contact puis le coupe.
Où aller ? Aucun de nous n’est capablme
de le dire. Ne sachant pas
où s’abattra le prochain coup,
ni pourquoi. La sonnerie à l’autre bout
s’interrompt quand elle décroche.
Avant que j’aie pu placer deux mots, l’appareil
commence à crier, « je t’ai dit que c’est fini !
Terminé ! Tu peux aller
te faire foutre ! »

Je lâche le téléphone et me passe la main
sur le visage. Je ferme et j’ouvre la porte.
Le couple dans la berline baisse
les vitres et me
considère, les larmes figées
un instant par cette distraction.
Ensuite ils remontent les vitres
et restent immobiles. Nous
n’allons nulle part, pendant un moment.
Et puis nous partons.