28 août 2007

Le Club des parenticides

C'est le titre d'un petit recueil de trois nouvelles écrites par Ambrose BIERCE (1842-1914 env.), et ça commence comme ça :

« Une journée de 1872, au petit matin, j'ai tué mon père — cela ma beaucoup marqué à l'époque. »

Cette première phrase peut vous rappeler, peut-être, les premières lignes de L'Etranger d'Albert Camus :

« Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. »

Le détachement est similaire. Mais Ambrose Bierce se fait rapidement beaucoup plus mordant que Camus. Alors que Camus en 1942 écrit un roman pour illustrer son propos philosophique, Ambrose Bierce écrit furieusement, il veut avant tout se montrer grinçant, provocateur, et philosophiquement parlant, c'est l'anarchie, ou bien le retour de l'homme civilisé à l'état bestial.

J'aime beaucoup la première nouvelle, "A l'épreuve du feu", dont est tirée la première phrase ci-dessus. Si ce n'est qu'elle se termine abruptement et qu'elle ne présente pas de chute : juste un dernier mot. La troisième nouvelle, "L'Hypnotiseur", est mieux composée sur ce point, mais sa structure narrative s'alourdit de plusieurs intrigues secondaires, des épisodes distincts dans le temps s'enchaînent sans transition... bref, ça aurait fait un bon roman, ou en tout cas plusieurs chapitres.

C'est pourquoi la nouvelle que je préfère dans ce recueil, c'est la deuxième, "Huile de chien". Sarcastique à souhait sur le plan religieux, politique, elle démolit également l'image proprette de la petite famille bourgeoise fin XIXè s. Jugez plutôt : le narrateur raconte après coup (mais quand exactement ?) un épisode "lamentable" de son enfance. Son père travaille dans un atelier où il passe des chiens à la marmitte pour obtenir de l'huile de chien, que tous les médecins de la ville prescrivent à leurs patients. Sa mère officie derrière l'église : elle élimine des bambins dont on ne veut pas, ou plus. Le narrateur, encore enfant, accomplit sa besogne pour aider ses parents. Ainsi une nuit, il va chercher un cadavre dans la boutique de sa mère, dans le projet de s'en débarasser dans la rivière, comme à son habitude. Mais son chemin croise celui d'un policier suspicieux et il se réfugie bien vite dans l'atelier de son père en empruntant une porte dérobée. Là, la marmitte bout encore, faisant remonter de temps en temps des bouts de chiens. La tentation est trop grande et le narrateur balance son cadavre dans l'huile de chien. C'est le début d'un succès commercial insoupçonné...

Ambrose Bierce montre dans ces trois textes un talent de conteur mêlé d'un goût presque douteux pour l'humour scabreux. Les nouvelles sur le plan formel sont quasiment idéales, et les intrigues ont un mérite énorme : elles intriguent durablement, tout comme leur auteur...

Né le 24 juin 1842, Ambrose Bierce est le dernier de dix enfants. En 1913, fâché avec à peu près toutes les sociétés qu'il a fréquentées et âgé de 71 ans, et puis alcoolique et puis asthmatique, il se rend au Mexique pour se joindre à l'armée de Pancho Villa, qui mène la guerre civile. Il disparaît après avoir écrit une dernière lettre dans laquelle il affirme son désir de trouver la mort sur le front. Et on ne sait plus rien ensuite.


46 pages, éditions Sillage - 5 €

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bel écart avec les pauvres débats qui agitent le microcosme en cette rentrée littéraire ! (j'ai mis un lien avec votre blog)
http://poetaille.over-blog.fr

Nicolas a dit…

Merci du compliment.
La rentrée littéraire je m'en bats les couilles : je ne vois pas le rapport avec la littérature, pour faire court.
:)