04 août 2007

Le Mal de Montano

Montano est un critique littéraire anxieux, père d'un écrivain trentenaire qui répond au nom de Montano. Ledit fiston est accessoirement libraire à Nantes, vers la fin du XXè siècle, et souffre d'un mal obscur et rampant, "le mal de Montano".

Ayant étudié les écrivains qui ont cessé d'écrire, Montano fils est en pleine panne d'écriture. Montano père, auteur de cinq ouvrages de critique littéraire, est obsédé par la littérature et par la mort. Un ami lui conseille alors de mettre un terme à ses phobies nombrilistes, et d'engager un combat don quichottesque contre la mort de la littérature. Ça tombe bien, parce que le journal intime qu'il a commencé de tenir est en train de se transformer en essai global sur la littérature, la vie, le passé, la nostalgie, la mort.

Et ainsi donc, la nuit d'insomnie suivante : « La littérature, me suis-je dit, est assaillie, comme elle ne l'a jamais été jusqu'à présent, par le mal de Montano, qui est une dangereuse maladie (...) écrire des romans est devenu le sport favori d'un nombre de gens frisant l'infini ; il est difficile pour un dilettante de construire des bâtiments ou de fabriquer au pied levé des bicyclettes sans avoir acquis une compétence spécifique ; pourtant tout le monde, absolument tout le monde, se sent capable d'écrire un roman sans avoir jamais appris ne serait-ce que les rudiments du métier, et il se trouve aussi que la vertigineuse augmentation du nombre d'écrivains a fini par porter grièvement préjudice aux lecteurs, plongés désormais dans une terrible confusion. »

Le Mal de Montano, prix Médicis étranger en 2003, roman érudit et sarcastique de l'Espagnol Enrique VILA-MATAS, est-il le récit paranoïaque d'un critique réactionnaire ?

Ça n'est pas aussi simple, car le narrateur sait se rendre à la fois antipathique et sympathique. Antipathique quand il déteste le monde entier, ne voit partout qu'une vaste conspiration pour lui nuire et détruire la littérature elle-même. Sympathique quand, pour étayer ses angoissantes obsessions, il brosse le portrait corrosif du paysage éditorial contemporain. Sympathique aussi quand, prédisant la mort de la littérature, il se propose non seulement de lutter contre cette mort annoncée, entreprise don quichottesque s'il en est, mais carrément d'incarner lui-même la littérature. De mourrir à sa place en quelque sorte. Sacrifice de soi ou sordide échange de cadavres.

Ce que fait ici Enrique Vala-Matas, c'est une sorte de livre total, forcément inachevé, car — nous explique-t-il citation à l'appui — les œuvres achevées ne sont que les masques mortuaires de leur intuition. C'est d'abord le journal de bord d'une escapade à Nantes, qui se transforme en nouvelle de sept pages contenant toute la littérature. Puis la nouvelle concise et parfaite devient roman bavard et imparfait. Puis c'est un "Dictionnaire du timide amour de la vie", recensement très personnel des écrivains qui se sont adonnés au genre du journal intime, de Gide à Kafka, de Musil à Pessoa, de Jules Renard à Monsieur Teste.

Puis c'est la "Théorie de Budapest", théorie déjà énoncée plus tôt par la mère du narrateur dans ses propres journaux intimes. La théorie donne lieu à une conférence débridée, dont l'achèvement m'a rappelé les dialogues absurdes de Woody Allen avec son public de fans dans Wild Man Blues, à l'issue de récitals de jazz New Orleans.

Puis c'est le "Journal d'un homme trompé", ou tous les hommes le sont. Ou la paranoïa poussée à l'extrème, mais accompagnée de la clairvoyance de Montaigne.

Le Mal de Montano est un livre extrèmement cultivé, un recueil de 1001 citations capitales, un roman sarcastique, le monologue désabusé d'un esprit sain quoi qu'imbu de lui-même. Ce livre a la qualité d'autres grands livres : c'est qu'il donne à réfléchir, à songer, à pazer horas, à perdre des heures à s'imaginer d'autres lectures et d'autres villes.

En terminant Le Mal de Montano, véritable découverte littéraire, je bouillonne d'envie d'écrire.


399 pages, coll. 10/18 - 8,50 €

1 commentaire:

Nicolas a dit…

« La patience policière qu'exige la capture d'un souvenir peut aller jusqu'au ridicule. L'un, un biscuit trempé dans du thé lui suffisait ; l'autre, une goutte de parfum qui serait restée au fond d'un flacon vide ; un autre, il suon dell'ora, une volée de cloches que le vent traînerait depuis le clocher du village. Saveurs, odeurs infimes, sons du passé. J'ai honte de le dire, parce que ce n'est pas très poétique, mais c'est ainsi et je ne peux changer les choses : monbiscuit trempé, ma goutte de parfum, ma musique du vent est une prosaïque et vulgaire gorgée — aussi brève que l'enfance — d'un boisson catalane appelée Cacaolat, mélange de lait et de cacao que je buvais tous les jours à l'école à la récréation du matin.
Il me suffit de goûter de nouveau cette boisson pour que les souvenirs du passé affluent. Mais impossible de trouver plus ridicule et moins poétique que ce mot, Cacaolat, et peut-être est-ce la raison pour laquelle j'ai passé la moitié de ma vie à haïr les écrivains qui travaillent avec leurs souvenirs et à défendre, en revanche, ceux qui, délestés de leur poids mort, sont à même d'accéder plus rapidement à l'âge adulte de l'écrivain. J'ai passé la moitié de ma vie à défendre les écrivains qui ne vivent pas des rentes du passé et dont l'imagination correspond au présent, une imagination capable d'inventer à partir du présent, c'est-à-dire du néant lui-même. »


Enrique VALA-MATAS, Le Mal de Montano, p. 361-362