La Belle lurette
Quand, après quatre années de raisiné, les gens de haut lieu eurent estimé que cela suffisait, ils dirent aux guerriers : « Cessez le feu ! » à l'aide d'un clairon. Sans cet ordre, ils y seraient encore. Ils auraient tenu cent ans, tout de même que les aïeux.
Nos poilus, nos moustachus quittèrent alors leurs tranchées, rendirent sagement les armes, qui leur avaient été confiées pour un temps, et s'installèrent dans l'après-guerre avec leur grandeur, leurs tambours, leurs trompettes, leurs droits sur nous et avec leurs gueules peu ordinaires de têtes à massacres, têtes de Turcs, têtes de pipes.
Têtes hautes sous l'Arc de Triomphe.
Au même lieu, sous les caresses de courants d'air lourds de gloire immortelle, furent mis des fleurs, une dalle, une flamme, un flic. Et un homme fut enterré qui avait été choisi parmi ceux qui observaient un silence mortel dans les cimetières sans crise.
À l'ombre des anciens combattants de retour au foyer, les nouvelles couches rampèrent, poussèrent et s'exténuèrent en cris admiratifs.
Il était de bon ton de s'excuser, en manière de préambule :
– Je suis, je le sais, un peu jeune...
Pour un oui et pour un non, à tout bout de champ, ils nous mettaient sous le nez leurs médailles et leurs rubans. Nous dûmes écouter leurs récits de pluies de balles, de nappes de gaz, de marmitage et d'heure « H », qu'ils avaient sur le bout de la langue et que nous eûmes bientôt sur le bout des doigts.
Et par-dessus la tête.
Eux, eux qui avaient eu faim et froid, les pieds dans la fange, les oreilles gelées, la peau trouée, les membres arrachés, pendant quatre ans, pendant quatre ans.
Ils tapaient dans le vide de leurs ablations en disant : « J'ai laissé ça à Verdun. » D'autres avaient laissé ça dans la Somme. D'autres encore étaient allés plus loin pour obtenir un pareil résultat... à Salonique... à Arkhangelsk... « J'ai un moignon, je ne vous dis que ça », ajoutaient-ils avec des coups malins de l'œil. Pour exciter l'intérêt, qui s'amollissait.
Ils nous ont narré leurs opérations chirurgicales inédites et inouïes dont ils étaient sortis raccourcis et diminués, allongés et pas agrandis.
Ils avaient eu des rats, des poux...
C'était un tournoi et les avantages se calculaient en pourcentages. Entre « cent pour cent foutus » surgissaient parfois des contestations ; on trouvait le moyen de se chamailler sur la manière.
Et nous, qui n'avions ni lésions, ni blessures, qui n'avions eu que la grippe espagnole, que pouvions-nous rétorquer à l'homme qui avait, lui, des éclats d'obus qui se baladaient dans son intérieur, et qui en connaissait le nombre exact, et qui se tordait de voir nos mines... L'homme aux éclats laissait entendre qu'à tout instant un bout d'obus pouvait, dans sa course, rencontrer son cœur ou quelque autre organe vital.
– Ça peut s'passer au moment que j'vous parle.
Après les « Oh ! » et les « Ah ! » du début, nous nous sommes montrés plus difficiles. Nous n'acceptâmes plus tout en vrac et avons exigé qu'ils creusassent le genre. Ils creusèrent.
La rhapsodie tourna en litanie.
Les morts de la Grande Guerre et les veuves de la Grande Guerre. Et les orphelins de la Grande Guerre.
Les horreurs de la Grande Guerre, les victimes de la Grande Guerre, les dommages de la Grande Guerre, les pensions de la Grande Guerre.
Les profiteurs de la Grande Guerre et les bénéfices de la Grande Guerre.
Nous finîmes par trouver ces histoires du dernier mauvais goût.
Nous pensions qu'il nous eût été facile d'en faire autant. D'ailleurs, nous allons bien voir...
Les ex-héros, sans auditoire, se réunirent en amicales à initiales pour s'étonner entre eux...
« J'suis gazé, aveuglé, trépané, commotionné, piqué, esquinté, émincé, bombé, anémié, enfilé, balafré, tailladé, défiguré, éventré, éborgné, crevé, amoché, déchiqueté, amputé, empoté, embroché, écrasé, recollé, replâtré, estropié, mutilé, brûlé, cicatrisé, perforé, couturé, édenté, troué, contusionné, émasculé... pour le restant de mes jours. »
Et meurtri.
« J'suis manchot... j'suis cul-de-jatte. »
« J'suis homme-tronc. »
Le bouquet.
— Henri Calet (1904-1956), La Belle Lurette, 1935
168 pages, L'Imaginaire Gallimard - 8,50€